« J’attends les Cosaques et le Saint-Esprit. » A un siècle d’intervalle, la politique poutinienne donne souvent envie de s’exclamer ainsi avec Léon Bloy. Une politique qui déplaît hautement aux bonnes consciences de gauche, scandalisées lorsque les popes orthodoxes bénissent les aéronefs russes en partance pour la Syrie. Pis, lorsque Bachar al-Assad affirme, deux jours après les massacres parisiens, que Vladimir Poutine est l’unique « défenseur de la civilisation chrétienne ». C’en est fait : Poutine est un « ultraconservateur ».
Et pourquoi pas ? Pourtant l’homme n’a pas la réputation d’être un intellectuel. Poutine affectionne les mises en scène viriles et les déclarations brutales, voire familières, tel le « On ira buter [les terroristes tchétchènes] jusque dans les chiottes. » Alors, quel rapport avec Présent littéraire et le monde des idées ?
La grâce nouvelle des penseurs interdits
Michel Eltchaninoff, philosophe et journaliste, nous entraîne, à travers son stimulant essai Dans la tête de Vladimir Poutine, au cœur de la galaxie intellectuelle du président russe. Les références majeures du patron du Kremlin sont des auteurs conservateurs, étrangers au logiciel intellectuel soviétique. Au mieux lus sous le manteau, comme Berdiaev (1874-1948) ; au pire oubliés jusqu’en 1991, comme le monarchiste Ivan Ilyine (1883-1954), qui est un peu le Joseph de Maistre russe.
Depuis 2013, Poutine confesse ouvertement son « penchant conservateur ». Un secret de polichinelle, tant ses discours abondent de références explicites, qu’il s’attache à partager avec les cadres du pays. C’est ainsi qu’en janvier 2014, en guise d’étrennes, les hauts fonctionnaires de l’Etat et les responsables du parti présidentiel Russie Unie recevaient une pile de vieux livres conservateurs et autres essais d’idées politiques. L’expéditeur n’était autre que le Kremlin… Eltchaninoff de conclure : « La philosophie est partout dans la Russie de 2014. » Vu de France, il y a de quoi pâlir d’envie.
Penseurs chrétiens et théoriciens traditionalistes
A chaque époque de sa vie, depuis ses débuts pro-occidentaux jusqu’à sa période slavophile aujourd’hui à son faîte, Poutine cite Dostoïevski. L’auteur des Démons a professé des opinions nationalistes et panslaves, exaltant le rôle messianique de la Russie. Mais Dostoïevski est un auteur difficile à récupérer : ce n’est pas un idéologue, mais un romancier s’exprimant à travers une myriade de personnages complexes, dans des œuvres polyphoniques.
Tout aussi délicat à citer, l’existentialiste chrétien Berdiaev, bien connu en France. Très cité par les membres de Russie Unie, l’auteur de La Philosophie de l’Inégalité est perçu par Poutine comme le héraut des « valeurs traditionnelles, de la vie humaine authentique, comprenant la vie religieuse, d’une vie pas uniquement matérielle, mais spirituelle ». Mais Berdiaev est aussi un libéral et s’est souvent opposé à l’Eglise officielle. Ainsi, il est aujourd’hui récupéré par des opposants de Poutine, notamment les Pussy Riot, militantes féministes et blasphématrices.
Le maître à penser de Poutine est assurément Ivan Ilyine, un Russe blanc décédé à Paris et aujourd’hui inhumé à Moscou. L’affection du président pour cette plume monarchiste vient de l’influence de Nikita Mikhalkov, ami de Poutine et célèbre cinéaste russe… dont le père fut le compositeur de l’hymne de l’URSS. En Russie, après sept décennies de communisme, rien n’est simple ! Nationaliste et traditionaliste, Ilyine devient en 1917 l’idéologue des Armées blanches. Réfutant les deux erreurs totalitaire et démocratique libérale, Ilyine prêche la « verticale du pouvoir ». Dans son prophétique ouvrage Nos missions, il expose les conditions d’un renouveau national russe, une fois l’URSS terrassée. Face à des « tentatives séparatistes soutenues par les puissances étrangères », il faudra une « dictature nationale » menée par un « guide ». Ce dernier, serviteur de la nation, « frappe l’ennemi au lieu de prononcer des mots vides ; dirige au lieu de se vendre aux étrangers ». Surtout, « Il faut une nouvelle idée, religieuse par ses sources et nationale par son sens spirituel. Seule une telle idée pourra faire renaître et refonder la Russie de demain. » Poutine s’y retrouve singulièrement.
Voie russe et lectures slavophiles
La politique extérieure du Kremlin à l’égard du « proche étranger russe » (Ukraine, Caucase) est guidée par la longue mémoire nationale. A l’image d’Ivan le Terrible (1530-1584), artisan du sursaut national face aux Polono-Lithuaniens et aux Tatars, Poutine s’attache à « rassembler les terres russes ». Vue de Bruxelles ou de Kiev, l’annexion de la Crimée en 2014 peut choquer. Rien de tel à Moscou : la vieille Russie se sent investie d’une mission de civilisation sur des terres marquées par son empreinte. Le Rous’ de Kiev ou la cité antique de Chersonèse (Crimée), lieu de baptême du prince Vladimir Ie en 988, n’ont pas leur place dans le giron de l’Occident. Se dessine alors la rhétorique de la « Voie russe » et de la spécificité du pays face à l’Occident hier latin, aujourd’hui américain. Les discours poutiniens regorgent de références slavophiles : « renaissance spirituelle de la Russie », « spécificité et identité russes », et citations de Khomiakov (1804-1860), Kireïevski (1806-1856) et surtout Danilevski (1822-1885). Tous trois, orthodoxes antilibéraux et ennemis du matérialisme. Autant de thèmes qu’illustre la proximité entre le patriarche Cyrille et Poutine, ou encore l’amitié entre ce dernier et son confesseur, l’higoumène (père abbé) Thikon Chevkounov. Faire revivre la Sainte Russie est l’une des ambitions du président. Elle n’est pas la seule.
La troisième voie eurasiste : l’empire contre-attaque
L’immense Kazakhstan et la Biélorussie forment avec la Russie, depuis 2014, les premiers jalons d’une Union eurasiatique. Ses racines philosophiques sont profondes. Pour Savitski (1895-1968), l’Oural n’est pas une frontière. La Russie occupe une position à part, entre Europe et Asie : l’Eurasie. La « fenêtre sur l’Europe » ouverte par Pierre le Grand (1672-1725), qui fascinait le Poutine petersbourgeois dans les années 1990, n’est plus d’actualité. L’évolution du choc des plaques tectoniques européennes et asiatiques et l’avenir de l’Ukraine (pivot indispensable de l’Eurasie souhaitée par Poutine) permettront d’évaluer la concrétisation de ce rêve eurasiste, qui est aussi un rêve impérial.
La politique russe ne peut certes être résumée aux lectures philosophiques de Poutine. Le pays a sa géopolitique propre, sa géographie, sa démographie, son marché. L’ouvrage de Michel Eltchaninoff n’en est pas moins éclairant. L’attraction de nombreux politiques de droite en France (Villiers, Le Pen, Mariani, Chauprade) tient en partie au retour de la Sainte Russie, chrétienne et conservatrice. On sait désormais, n’en déplaise à De Gaulle, que les Etats n’ont pas que des intérêts. Ils peuvent aussi avoir une âme, à condition que leurs dirigeants daignent ouvrir des livres.
Tugdual Fréhel – Présent
Eltchaninoff (Michel), Dans la tête de Vladimir Poutine, Paris, Solin, Actes Sud, 2015, 176 pages.