Le monde libre d’Aude Lancelin

 

Jeudi 3 novembre 2016, Aude Lancelin, ex-directrice adjointe de la rédaction de L’Obs, licenciée en mai, recevait le prix Renaudot de l’essai pour son livre Le Monde libre, une charge contre son ancien employeur. Une récompense qui pourrait paraître banale si elle n’avait pas été fomentée en coulisse par Franz-Olivier Giesbert et Patrick Besson, respectivement ex-directeur (devenu conseiller) et chroniqueur du Point, le concurrent de L’Obs.

Car dans son livre, Aude Lancelin assassine son ancien journal, dénonçant sa mollesse politique, ses connivences, comme l’influence des actionnaires sur la ligne éditoriale. Faire à nouveau parler de ce livre via la remise d’un prix (qui obligerait en outre L’Obs à traiter l’information) était donc une véritable aubaine pour Le Point, rapporte Libération. Qui plus est, le jury du prix Renaudot compte également dans ses rangs Jérôme Garcin, patron du service culture de L’Obs, bien embêté d’avoir ainsi à assister au sacre d’un livre qui démolit son propre journal.

Il fallait donc mettre le paquet, en coulisse comme sur le papier. Dans un article récemment publié sur le site du Point, Besson a donc chanté les louanges de Lancelin et de son livre, un « texte brûlant et scintillant que doivent acquérir d’urgence tous les gens ayant ou ayant eu la passion du journalisme ». La manœuvre n’a pas raté. En interne, à L’Obs, on admet que ce livre, et ce prix, ont fait beaucoup de mal. « C’est rageant de voir Aude aller défendre son livre dans les colonnes du Journal du dimanche, donc chez Lagardère, ou chez Bourdin sur RMC, donc chez Drahi. Tous ces gens sont ravis de nous chier dans les bottes et Aude le sait très bien. Je comprends qu’elle soit en colère, mais elle a encore des amis dans le journal, qui vivent grâce à lui. Dans son livre, elle n’a aucune phrase pour saluer le travail des gens de la rédaction. Elle a décidé de brûler la baraque », peste un journaliste cité par Libé.

Dans les couloirs de l’hebdomadaire, tout le monde a lu le livre. Tous se le passent, le commentent. D’après Libération, « la plupart des salariés à qui nous avons parlé trouvent que la vie du journal y est racontée avec talent, mais estiment que le texte, à charge, est trop dur », notamment le traitement réservé à Jean Daniel, cofondateur du titre, ou encore au directeur de la rédaction, Matthieu Croissandeau. « Matthieu est rejeté parce que tout le monde le voit comme inféodé aux actionnaires, pense qu’il a raté les développements et ne fait que des sacrifices financiers. Il est vu comme un patron, et un patron qui a échoué. Mais diriger un hebdo généraliste n’est pas facile aujourd’hui. Les rédacteurs ferment les yeux sur les difficultés de la presse. Ce n’est pas seulement Croissandeau qui est en cause, c’est aussi le marché. On vit une crise économique », commente ainsi un cadre du journal.

Car la situation économique du magazine est loin d’être reluisante. Entre juillet 2015 et juin 2016, les ventes du titre ont plongé de 15 % sur un an, chutant de 450 000 à 382 000 exemplaires en moyenne par semaine. En interne, « l’ambiance est catastrophique. Plombée, plombée, plombée ». Dernièrement, la direction a dû lancer un plan social prévoyant le départ volontaire de 42 personnes dont 38 journalistes d’ici décembre. Depuis, deux motions de défiance ont été prononcées contre la direction et l’on est passé à deux doigts de la grève, évitée grâce à quelques compromis.

L’affaire du licenciement (qui était bien politique) d’Aude Lancelin, gauchiste revendiquée, en mai dernier est donc toujours bien présente dans les esprits. Pour Le Point, faire couronner l’ouvrage de la journaliste et le propulser à nouveau sous le feu des projecteurs était donc l’occasion rêvée de porter le coup de grâce à un concurrent direct.

Lu sur l’OJIM

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