Alessandro Baricco, comme tous les artistes, est doté d’un sismographe. Ultrasensible et instinctif. Mais voilà : grâce à cet instrument convoité, il sent, il pressent ce qui nous arrive. Il devine les infléchissements invisibles de l’histoire. Il est branché sur un laser infaillible qui lui permet de scanner la scène dérobée du devenir. Depuis ses débuts, il redoutait, plus que la défaite de la pensée, la défaite de la civilisation. Il a hésité, il a tourné sept fois son stylo dans son encrier. Trop réactionnaire ? Une voix (lévi-straussienne) le mettait en garde : « Le barbare, c’est d’abord celui qui croit à la barbarie. »
Puis il a cessé de se laisser intimider, paralyser par les augures, aussi lénifiants que péremptoires, du relativisme. C’était en 2007. Il frôlait la cinquantaine et publiait, dans une Italie sonnée par la criarde démagogie berlusconienne, le petit libelle I Barbari qui paraît ces jours-ci en France et dont nous reproduisons, aujourd’hui, de larges extraits en exclusivité. Non sans audace provocatrice, le plus rock des écrivains transalpins y martèle sa conviction : les barbares 2.0 innovent dans l’interminable histoire de la décivilisation ; pis : ils constituent une de ces mutations génétiques dans des époques mutantes. Et ce, plaide-t-il, pour une raison très simple : nous vivons désormais dans une époque surfeuse, désaffiliée et « ondoyante » — une société où les institutions sont faibles et les ego, triomphants.
Dans cet univers liquéfié, que Baricco décrit en consonance avec le sociologue Zygmunt Bauman, rien n’échappe à ce que Hannah Arendt, avant eux, avait appelé la « consommation du monde ». Ni les livres. Ni… le vin. Tout se mange, s’ingère, se dévore. Faut-il, en conséquence, s’affliger et tirer l’échelle ? Se vautrer dans l’humeur apocalyptique ? En bon lecteur de Benjamin, il veut sauver ce qui peut encore l’être. Ce désastre programmé, on peut le déprogrammer.
Le roman du XIXe siècle était pensé pour couvrir la totalité du marché disponible, il visait tous les lecteurs possibles et, en effet, de Melville à Dumas, il les atteignait tous. S’il nous semble aujourd’hui un produit réservé à une élite, c’est que le terrain de jeu pour ce type d’édition, s’il était largement ouvert, demeurait circonscrit, clos par les murs de l’analphabétisme et des différences sociales. Mais soyons clairs : le roman s’empara de tout le terrain disponible, et ce fut une des plus grandioses opérations commerciales de l’histoire récente. Les lecteurs étaient peu nombreux, mais le roman les conquit tous.
(A présent, si vous pensez au système des livres au XVIIIe siècle, à chacun de ses rouages, vous n’aurez pas de mal à imaginer combien, en son temps, l’irruption du roman y fit tout exploser en imposant une logique nouvelle. Il y a des chances que cette vieille famille élargie d’écrivains-lecteurs ait regardé avec répugnance un commerce et une production qui mettaient des livres entre les mains de dames peu préparées et de commis qui savaient à peine lire. Et, en effet, le roman bourgeois naissant fut perçu comme une menace, comme un objet en soi nocif – les médecins, bien souvent, l’interdisaient : sans doute apparut-il comme un effondrement, comme si le geste d’écrire et de lire perdait ce qu’il avait de plus noble. Probable qu’on y ait vu de l’avidité, un désir effréné de succès et de gain. Ce panorama ne vous rappelle-t-il pas quelque chose ?)
Si nous passons du monde des livres à d’autres mondes limitrophes, je voudrais que vous essayiez de songer au moins l’espace d’un instant que, historiquement, il n’y a jamais eu de fracture entre un produit de qualité, d’une part, et un produit commercial, de l’autre. Tout ce que nous considérons aujourd’hui comme un art élevé, à l’abri de la corruption marchande, est né pour satisfaire la totalité de son public, en toute cohérence avec une logique commerciale que les considérations artistiques freinaient peu. L’illusion d’optique qu’engendre en nous la sensation d’un objet élitiste et sophistiqué vient du fait que ces publics, au moins jusqu’aux années 50 du XXe siècle, sont demeurés restreints et, de fait, élitistes. Mais ce qui les fermait au reste du monde n’était pas tant leur choix sélectif de qualité, c’était la réalité sociale, qui en limitait le rayon d’action aux tranches les plus fortes de la population. Mozart composait pour la totalité du public d’alors, quitte à aller chercher les moins riches dans les théâtres de l’impresario Schikaneder. Et Verdi était connu de tous ceux qui pouvaient entrer dans un théâtre ou posséder un instrument chez eux : sa musique, il l’écrivait aussi pour le plus ignorant, le plus rustre et le plus insensible d’entre eux. Il est évident qu’à l’intérieur de toute parabole artistique il y a toujours eu des produits plus difficiles et des produits plus faciles, mais cette oscillation ne veut pas dire grand-chose, quand le plus facile est signé Rossini ou Mark Twain. C’étaient des systèmes qui, même quand ils se penchaient sur le moins préparé de leurs spectateurs, conservaient la noblesse du geste dans sa totalité. Et, quand ils sombraient dans la facilité pure et simple (tout l’art que nous avons oublié ensuite), les horreurs qu’ils concoctaient n’entamaient en rien, on l’a vu, la possibilité de cultiver les plantations luxuriantes de produits tout à fait dignes. Même si, par avidité commerciale, on a parfois pu donner aux gens le pire, ce système-là n’a empêché la naissance d’aucun Verdi.
Les saccages vus d’en haut
Ils arrivent de partout, les barbares. Ce qui nous trouble un peu, si bien que nous avons du mal à réunir les pièces du puzzle, à constituer une image cohérente de l’invasion dans sa totalité. On se met à parler des grandes librairies, des fast-foods, de la télé-réalité, de la politique à la télévision, des jeunes qui ne lisent pas et d’autres choses de cet ordre, mais ce que nous n’arrivons pas à faire, c’est regarder d’en haut et reconnaître le dessin que les innombrables villages saccagés tracent à la surface du monde. Nous voyons les saccages, mais nous ne voyons pas l’invasion. Et nous ne parvenons donc pas à la comprendre.
Croyez-moi : c’est d’en haut qu’il faudrait regarder.
C’est d’en haut que, peut-être, on peut reconnaître la mutation génétique, c’est-à-dire les mouvements profonds qui causent ensuite, à la surface, les dégâts que nous observons. Je vais essayer de le faire en isolant certaines opérations qui me semblent communes à bon nombre des actes barbares auxquels nous assistons depuis quelque temps. Des opérations qui suggèrent une logique précise, bien que difficile à comprendre, et une stratégie claire, bien qu’inédite. Je voudrais étudier ces saccages, moins pour expliquer comment c’est arrivé et ce qu’on peut faire pour s’en sortir en restant debout, que pour y déchiffrer la manière de penser des barbares. Et je voudrais étudier les mutants avec leurs branchies afin de voir se refléter en eux l’eau dont ils rêvent et qu’ils recherchent.
Partons d’une impression assez répandue, peut-être superficielle, mais légitime : loin d’agoniser, beaucoup de gestes qui ont fait partie pendant des années des habitudes les plus élevées de l’humanité se multiplient aujourd’hui avec une vitalité surprenante. Le problème est que, dans cette régénérescence fertile, ils semblent perdre le trait le plus profond qui les caractérisait, la richesse à laquelle ils étaient arrivés dans le passé, et peut-être même leur plus intime raison d’être. Comme s’ils vivaient indépendamment de leur sens : celui qu’ils avaient, et bien défini, mais qui semble être devenu inutile. Une perte de sens.
Ils n’ont pas d’âme, les mutants. Et les barbares n’en ont pas non plus. C’est ce qu’on dit. C’est ce qu’affirme le shérif de Cormac McCarthy en pensant à son tueur : « Quoi dire à un type qui de son propre aveu n’a pas d’âme ? »
Pourquoi ne pas étudier la question de plus près ? J’ai choisi trois domaines particuliers où ce phénomène semble s’être manifesté au cours des dernières années : le vin, le football et les livres. Je me rends bien compte que, dans les deux premiers cas en particulier, nous ne sommes pas face à des gestes essentiels de notre civilisation. Mais c’est précisément ce qui me plaît : étudier les barbares à travers leur saccage des villages périphériques, pas à travers leur assaut contre la capitale. Il est possible que là où la bataille est plus simple, circonscrite, il soit plus facile de saisir la stratégie de l’invasion et les gestes fondateurs de la mutation.
Commençons donc par le vin. Je sais que ceux qui baignent dedans (pas littéralement) liront ici des choses qu’ils savent déjà, tandis que ceux qui n’en boivent pas se demanderont pourquoi diable s’intéresser à une chose dont eux se fichent complètement. Mais je vous demande tout de même de me suivre.
Voici l’histoire. Pendant des années, le vin a été une habitude dans quelques rares pays : c’était une boisson pour se désaltérer et s’alimenter. Usage très répandu et chiffres de consommation à faire peur. On produisait des fleuves de mauvais vins de table et ensuite, par passion et par culture, on se consacrait à l’art proprement dit, on faisait alors de grands vins. Il s’agissait presque uniquement des Français et des Italiens. Dans le reste du monde, il est bon de le rappeler, on buvait autre chose : de la bière, des alcools forts et aussi des choses plus bizarres. Le vin, on ne savait même pas ce que c’était.
Et voici ce qui se passa après la Seconde Guerre mondiale. De retour des champs de bataille français et italiens, les Américains rapportèrent chez eux (parmi bien d’autres choses) le plaisir et le souvenir du vin. C’était une chose qui les avait frappés. Nous avons commencé à mâcher du chewing-gum et eux à boire du vin. Ou, du moins, ils auraient bien aimé en boire. Mais où en trouver ?
Pas de problème. Un Américain eut l’idée folle d’en faire. Et là commence la partie intéressante de l’histoire. S’il vous faut une date, un nom et un lieu, les voici : 1966, Oakville, Californie. Un certain M. Mondavi décide de faire du vin pour les Américains. A sa manière, c’était un génie. Il partit avec l’idée de copier les meilleurs vins français. Mais il comprit bien qu’il fallait les adapter un peu au public américain : là-bas, le créateur et le spécialiste du marketing sont une seule et même personne. C’était un pionnier, il n’avait pas quatre générations d’artistes du vin derrière lui, et il en fit là où personne n’avait jamais imaginé produire autre chose que des pêches et des fraises. Autrement dit, il n’avait aucun tabou. Et, avec une certaine maestria, il atteignit son objectif.
Il savait que le public américain était profondément ignorant (en matière de vin). Des aspirants lecteurs qui n’auraient jamais ouvert un livre. Il savait aussi que c’étaient des gens qui mangeaient habituellement de façon sommaire, qu’ils ne ressentiraient pas la brûlante nécessité de trouver le bouquet idéal pour accompagner un confit de canard. Il se les représenta avec un bon gros cheeseburger et une bouteille de barbaresco, et il comprit que ça ne marcherait pas. Il comprit que, si les Américains voulaient du vin, ce serait pour le boire avant de manger, comme un cocktail, qu’un vin bu à la place d’un alcool fort ne devait pas les décevoir et que, s’il était bu à la place d’une bière, il ne devait pas les effrayer. Il était américain et il savait donc, avec ce même instinct que d’autres firent fructifier à Hollywood, que ce devait être un vin simple et spectaculaire. Une émotion pour tout le monde. Il le savait et, à l’évidence, il avait du talent : il voulait faire ce vin et il le fit.
Cela marcha si bien que son idée de vin fut un modèle. Qui n’a pas de nom, mais je peux lui en donner un, pour qu’on comprenne : un vin hollywoodien. Voici quelques-unes de ses caractéristiques : couleur magnifique, degré assez élevé (quand on vient des alcools forts, on n’est pas très porté sur le cidre), saveur ronde, simple, sans aspérités (pas de tanins ennuyeux ni d’acidité difficile à dompter). A la première gorgée, tout est là : on a une sensation de richesse immédiate, de plénitude de saveur et de parfum ; une fois bu, peu de persistance en bouche, les effets s’éteignent ; peu d’interférence avec la nourriture, on peut l’apprécier même en ne réveillant ses papilles qu’avec de simples chips de comptoir ; il est fait à partir de cépages cultivables à peu près partout, chardonnay, merlot, cabernet, sauvignon. Manipulé sans révérence excessive, il a une personnalité plutôt constante, où la différence entre les millésimes devient quasiment négligeable. Et voilà.
Avec cette idée de vin, M. Mondavi et ses adeptes sont parvenus à un résultat étonnant : les Etats-Unis boivent aujourd’hui plus de vin que l’Europe. En trente ans, ils ont quintuplé leur consommation (on leur souhaite d’avoir réduit celle de whisky). Et ce n’est pas tout : car le vin hollywoodien n’est pas resté un phénomène américain, comme Hollywood, il est devenu planétaire. Nul n’y avait encore songé, mais voici qu’on boit du vin jusqu’au Cambodge, en Egypte, au Mexique, au Yémen et dans des endroits encore plus impensables. Et quel vin y boit-on ? Le vin hollywoodien. Quant à la France et à l’Italie, les deux patries du vin, elles n’en sont pas sorties indemnes : non seulement on y boit du vin hollywoodien en grande quantité, mais elles se sont même mises à en produire. Elles se sont adaptées, ont corrigé deux ou trois choses et ont fait le même genre de vin. Excellent, même, il faut le dire. Dans les villes italiennes, il est fréquent aujourd’hui de croiser dans les bars à vin un Italien qui, avant le dîner, grignote des chips et du minisaucisson en buvant son verre de vin hollywoodien produit en Sicile. Du moins ne le boit-il pas directement au goulot en regardant à la télé la dernière partie de base-ball. Les barbares !
1991 : publie son premier roman, Châteaux de la colère.
1994 : avec quelques amis, il fonde et il dirige à Turin une école de narration, la Scuola Holden — ainsi nommée en hommage à un personnage de J.D. Salinger.
1997: La soie (best seller)
2001 : demande au groupe musical français Air de composer une musique pour City. Il s’ensuit un concert dans lequel Air joue en live et Baricco lit ses textes en public.
2007 : publie en Italie I Barbari.
2008 : écrit et réalise son premier film, Lezione 21.
Février 2014 : Alessandro Baricco révèle, lors un appel téléphonique au quotidien La Repubblica, qu’il aurait décliné une proposition que lui aurait faite Matteo Renzi de devenir ministre de la Culture.
Les Barbares. Essai sur la mutation, d’Alessandro Baricco, traduit de l’italien par Françoise Brun et Vincent Raynaud, Gallimard.