Eutrapélie. Voilà un nom bien compliqué pour une vertu aussi aimable. Plusieurs dictionnaires indiquent qu’il s’agit d’un substantif féminin, d’origine grecque, pour désigner une « disposition à plaisanter, à tenir des propos fins, agréables et spirituels ». On n’ignore donc pas ce qu’est l’eutrapélie, sa réalité et son importance, quoique son nom technique soit inconnu. On peut ainsi la nommer tout simplement bonne humeur. De même que le corps a besoin de repos, l’âme a besoin de se détendre. Qu’il soit besoin de se détendre dans un monde où sévissent l’efficacité à outrance, la surproduction, l’urgence et les pressions en tous genres, c’est trop clair. Mais sans doute oublie-t-on trop souvent que la détente est une vertu, et omet-on de s’interroger à son sujet, y compris en examinant de conscience. C’est Aristote et saint Thomas d’Aquin qui l’ont qualifié de vertu. Sa pratique est d’une grande importance dans la vie de société, de famille, de communauté.
Une vertu
Rappelons ici le sens positif et dynamique des vertus selon saint Thomas d’Aquin. Les vertus que l’on pratique et qui structurent notre vie morale sont, en profondeur, des forces, des dynamismes, des dispositions qui nous portent à poser des actions bonnes en canalisant vers le bien nos instincts, nos passions et nos désirs. Thomas parle ainsi d’une vertu particulière qu’il nomme eutrapélie. Son rôle est de mettre de la saveur dans l’existence et de la mesure dans les plaisirs de la vie. Cette vertu d’eutrapélie appartient à un cercle plus général de vertus qui relèvent de la tempérance.
Elle est la force des caractères délibérément enjoués, le secret des personnes dont on envie la joie de vivre tandis qu’on sait les épreuves silencieuses qui les marquent. L’eutrapélie offre à l’âme et au corps, au sein même des difficultés, la détente qui les sauve du dépérissement. Cet art de la détente, cette vertu de la distraction, offerte avec cœur, allège considérablement la gravité ombrageuse des actes et des propos. Plus qu’un don ou un talent, l’eutrapélie est une vertu offerte à quiconque veut en jouir. Elle manque parfois si douloureusement dans la vie privée comme dans la vie professionnelle.
Nous pouvons ici rappeler le mot remarquable et si juste (non dénué d’humour, d’ailleurs !) de l’Aquinate : « Il est contraire à la raison d’être un poids pour autrui, de n’offrir aucun agrément et d’empêcher son prochain de se réjouir … ceux qui refusent de se distraire, qui ne racontent jamais de plaisanteries et rebutent ceux qui en disent, ceux-là sont vicieux, pénibles et mal élevés » (Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIa IIae, q. 168, a. 4). Voilà qui est clair !
Il y a bien des variétés de bonne humeur : la bonne humeur de la jeunesse, surabondance de vitalité ; la bonne humeur des beaux jours, quand les choses réussissent à souhait ; la bonne humeur viscérale des tempéraments heureux et naturellement optimistes ; la bonne humeur exubérante, trop exubérante sans doute, plus proche de l’hybris (l’excès) que de la justesse ; il y a même une bonne humeur ascétique qui ressemble plus à une grimace qu’à un sourire. Celle dont on fait ici la défense et l’illustration n’est pas fonction de la santé, du temps ou des aléas de la vie. Comme le rappelle H. Caffarel avec poésie et spiritualité : « Elle a sa source au centre de l’âme. Elle possède d’ailleurs des nuances variées : tantôt discrète, elle s’offre comme une lumière; rieuse, elle nous entraîne dans sa ronde; conquérante, elle arrache au spleen; pénétrante, elle réchauffe les terres glacées » (P. Henri Caffarel, L’Anneau d’Or, n° 8, mai 1946).
Ceci étant, il ne faudrait pas croire que la bonne humeur soit la vertu des insouciants ou de ceux qui ne connaissent pas le sérieux de la vie, la profondeur des drames humains, les douleurs des corps et des âmes. Cette petite vertu, en effet, est le signe et le fruit d’autres qualités et vertus. Elle exige d’abord des qualités de l’esprit : l’intelligence des vraies valeurs et des choses signifiantes, qui se refuse à faire des drames avec des peccadilles; le regard optimiste sur les hommes et les situations ; et aussi ce sens de l’humour qui permet de se dégager de plus d’un enfermement. L’eutrapélie suppose aussi de nombreuses vertus, telles la foi et l’amour de Dieu qui instaurent la paix dans les cœurs, et la confiance d’une âme abandonnée. Tandis que l’humeur chagrine traduit toujours la présence de l’égoïsme ou de l’orgueil, la bonne humeur est une victoire de l’oubli de soi. L’eutrapélie est donc le fruit de tout un travail sur soi et d’un abandon à la grâce divine.
Une juste attitude
Cette forme d’affabilité se conquiert comme les autres vertus : il nous faut essayer, essayer encore, sous la motion de l’Esprit Saint, de sortir du cercle trop étroit des formes de repliement sur nous-mêmes, fréquenter les caractères plaisants et fuir les âmes sombres ou, mieux encore, tenter de les dérider. L’eutrapélie est une vertu qui consiste à se récréer et à récréer les autres. Il s’agit d’apprendre (sans doute en plusieurs essais manqués ou transformés) le bon ton, ni trop vulgaire (les écarts de pensée, de paroles ou de gestes), ni trop hautain (distance, froideur, incommunicabilité exagérée), ni blessant pour le prochain. Nous donnerons ainsi l’envie aux autres de vivre dans un bon esprit.
Cette bonne humeur de l’âme, cette détente de l’esprit peut prendre de nombreuses et diverses formes comme il a été dit. Concernant les mots d’esprits (surtout eu égard aux personnes) les auteurs spirituels soulignent qu’il faut garder une juste mesure (comme en toute vertu) et éviter les excès (en l’occurrence, la moquerie par mépris). Saint François de Sales écrit ainsi (nous conservons le vieux français): « quant aux jeux de paroles qui se font des uns aux autres avec une modeste gaîté et joyeuseté, ils appartiennent à la vertu nommée eutrapélie par les Grecs, que nous pouvons appeler bonne conversation ; et par iceux on prend une honnête et amiable récréation sur les occasions frivoles que les imperfections humaines fournissent. Il se faut garder seulement de passer de cette honnête joyeuseté à la moquerie. Or, la moquerie provoque à rire par mépris et contentement du prochain ; mais la gaîté et gausserie provoque à rire par une simple liberté, confiance et familière franchise, conjointe à la gentillesse de quelque mot » (François de Sales, Traité de la vie dévote, ch. 27 : de l’honnêteté des paroles et du respect que l’on doit aux personnes).
De son côté, lorsqu’il s’interroge sur l’injure, Thomas d’Aquin se fait cette objection : « Il ne semble pas que l’injure ou l’insulte soit péché mortel. Car aucun péché mortel n’est l’acte d’une vertu. Or railler les défauts d’autrui est un acte de la vertu d’eutrapélie, ou de bonne humeur, à laquelle il appartient, selon Aristote, de critiquer gentiment. Donc l’insulte ou l’outrage n’est pas péché mortel ». Et Thomas de préciser alors sa solution : « C’est faire preuve de bonne humeur que de lancer quelques légères railleries, non pour déshonorer ou peiner son prochain, mais plutôt pour s’amuser et par plaisanterie. On peut donc le faire sans péché, pourvu que l’on observe la retenue convenable. Mais si quelqu’un n’hésite pas à faire de la peine à celui auquel il adresse ses critiques plaisantes, du moment qu’il provoque les risées de l’entourage, il y a là quelque chose de vicieux, comme Aristote le dit à ce sujet ». (Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIa IIae, q. 72, a. 2).
L’eutrapélie est ainsi une vertu reposante, l’excellence du délassement. D’une part, elle dissipe les tensions qui résultent d’un manque de détente ; d’autre part, elle modère les excès dans le jeu et la recherche du plaisir. Sa pratique apporte donc un équilibre appréciable dans une vie humaine et spirituelle.