Il y a cent ans… Les Mamelles de Tirésias

Personne, ou presque, ne lit aujourd’hui Les Mamelles de Tirésias (1), la pièce en deux actes qu’Apollinaire fit jouer le 24 juin 1917 dans une salle de la rue de l’Orient à Montmartre (aujourd’hui Théâtre Michel-Galabru). Il y avait pourtant foule à la première (presque 500 personnes) : public de petits-bourgeois du quartier, mais aussi du beau monde, Misia Sert et Poiret le couturier, Paul Souday le grand critique, Gallimard le jeune éditeur, Vallette et son épouse Rachilde qui dirigeaient Le Mercure de France, les poètes Paul Fort et Cocteau, l’équipe des futurs « surréalistes », Aragon, Breton, Soupault, Vaché, alors inconnus, il est vrai. Ajoutez quelques peintres cubistes comme Juan Gris, qui n’aimèrent pas la façon dont Serge Férat prétendait s’inspirer de leur école pour les décors. Picasso était absent. Braque et Matisse aussi, quoique leur nom fût inscrit sur les messages radio (les « radios-pancartes ») brandis vers la fin de la pièce, ainsi que le nom de Léautaud et celui de Max Jacob, bien présents, eux : Max dirigeait même les chœurs ; la musique était de Germaine Albert-Birot, et non de Satie (qui avait refusé), ni de Poulenc comme on le croit parfois parce qu’il composa en 1947 un opéra-bouffe d’après ces Mamelles (« C’est du plus grand Poulenc, dans toute son ampleur », écrit Hervé Pennven lors de la reprise de 1999).

Personne, ou presque, ne lit la pièce… sauf Brigitte Salino du Monde (1er août) qui la lit à contresens en la prenant pour une pièce « féministe et antimilitariste ». Elle fut certes jugée irrespectueuse par la presse conformiste de l’époque, mais personne ne doutait des sentiments patriotiques d’Apollinaire, promu sous-lieutenant en novembre 1915 et donc naturalisé français, puis blessé à la tête en mars 1916 et muté dans les ministères à Paris : Aragon et Breton lui reprochèrent même en 1918 son jusqu’au-boutisme ! (2).

Le souvenir d’Aristophane

Mme Salino aurait dû se souvenir qu’Apollinaire, même s’il n’était pas bachelier, avait fait du grec au collège. Il se souvenait de la légende de Tirésias, le devin aveugle transformé en femme pour avoir tué un serpent femelle en plein accouplement, puis redevenu homme pour avoir tué un serpent mâle dans la même situation. Il était donc le seul être à qui les dieux grecs, aussi ignorants que les humains, pouvaient demander : « Qui de l’homme ou de la femme prend le plus grand plaisir à l’acte d’amour ? » (Il répondit : « La femme, neuf fois plus » ; et c’est alors qu’Héra, en sa pudeur blessée, le frappa de cécité.)

Et puis Apollinaire connaissait Aristophane, le grand auteur de comédies à Athènes : dans sa pièce Lysistrata, les femmes font la grève du sexe pour obtenir que cesse la guerre contre Sparte. Aristophane n’était pas pour autant un féministe, ni un antimilitariste. Apollinaire reprit l’idée de cette « grève », dans un but purement comique, quand furent publiées les mesures natalistes de 1916 (la natalité française avait régressé de 50 % depuis 1914).

Son héroïne, Thérèse, une négresse de Zanzibar, est « féministe » en effet (elle l’affirme dès les premières répliques de la pièce) : elle ne veut pas faire des enfants, ni la cuisine, mais… la guerre ! Le clou du spectacle est le moment où elle se transforme en homme, nommé Tirésias : ses seins s’envolent comme des ballons. Voici comment Michel Décaudin (3) résume la suite : « Puisque sa femme ne veut plus faire d’enfants, le mari les fabrique lui-même (40 050 en un jour) jusqu’à ce que, repentante [et déguisée en cartomancienne], elle reprenne sa place au foyer. » Tirésias redevient donc Thérèse.

Loin de « mettre en pièces la politique nataliste », comme dit Mme Salino, Apollinaire l’approuvait (ça n’empêche pas d’en rire). Au point de saluer, militairement, les femmes enceintes qu’il croisait, et d’exiger que les plantons, piquets et autres détachements au repos leur présentent les armes ! Dans la pièce même, il argumente : « Quels sont donc ces économistes imbéciles / Qui nous ont fait croire que l’enfant / C’était la pauvreté » ; et surtout, dans la dernière scène : « Les forêts d’ananas, les troupeaux d’éléphants / Appartiennent de droit / Dans un proche avenir / A ceux qui pour les prendre auront fait des enfants. »

La grande ombre d’Ubu

Bien entendu, on ne peut évoquer Les Mamelles sans parler d’Ubu roi, pièce jouée en 1896 (mais le personnage apparaît dans des textes publiés dès 1893). Apollinaire a connu son aîné Jarry (mort en 1907) en 1903, et sa pièce comporte beaucoup de références aux diverses versions d’Ubu roi, explicites (le couple grotesque au centre de la pièce, les étoiles qu’on éteint au ciel, merdrecin pour médecin, etc.) ou implicites (l’appel aux peintres et musiciens, le prologue, et… une allusion aux préservatifs déjà présente dans Ubu avec les Palotins). Mais la pièce de Jarry était une réaction éclatante contre le théâtre à texte, et il ne commit pas l’erreur, comme Apollinaire, d’écrire sa pièce en vers, de multiplier les calembours, etc.

Jarry se souvient des drames shakespeariens, souvent aussi des drames de Victor Hugo, mais de ces derniers il retient les trouvailles théâtrales et non pas, comme Edmond Rostand, le lyrisme facile, les histoires d’amour fou et la rhétorique de pacotille. Le paradoxe, évidemment, c’est que le texte même de Jarry, comme plus tard celui d’En attendant Godot de Beckett, est devenu canonique, et qu’on le respecte comme un chef-d’œuvre littéraire, qu’il n’est pas (le personnage d’Ubu lui-même doit sans doute sa survie à la consonance de son nom : géniale transformation, au dernier moment, de Hébert qui était devenu d’abord Ebé).

La même chose risquait peu d’arriver aux Mamelles de Tirésias : Apollinaire s’y révèle très inférieur, pour les vers, à ses créations précédentes, et peu doué, au fond, pour le théâtre.

François Lecomte – Présent

(1) L’œuvre d’Apollinaire est libre de droits depuis 2013, et l’édition originale des Mamelles (1918) se trouve sur le site gallica. (Je tiens le texte à la disposition des passionnés qui n’ont pas accès à la « toile » ; m’écrire au journal.)

(2) Ce qui ne les empêcha pas de lui emprunter le mot « surréalisme », qu’il a créé pour désigner sa pièce. Victor Basch commentait le mot dans Le Pays du 15 juillet, et ajoutait : « Je crois deviner que c’est une satire contre le féminisme, ou plutôt contre les excès du féminisme. »

(3) Dans son Apollinaire, Séguier, 1986, 200 pages. C’est le livre des connaisseurs, très bien illustré et documenté. On peut aussi glaner dans la somme de Laurence Campa, Guillaume Apollinaire (Gallimard, 2013, 820 pages.), dont l’illustration comporte presque tous les portraits connus du poète.

Visuel en Une
Décor et costumes de David Hockney pour l’opéra de Poulenc (à New York, février 1981).

 

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