Jamais, Benoit XVI n’avait envisagé que Bergoglio soit son successeur!

Le pape régnant décrit par son prédécesseur. “Tellement différent de l’homme que j’avais connu”. Et aussi tellement différent de lui-même… Dans le livre d’entretiens que Joseph Ratzinger a publié ces jours-ci, il y a peu de choses concernant le pape François mais elles sont toutes significatives. Pour commencer, Ratzinger dit qu’il n’avait pas le moins du monde envisagé que Jorge Mario Bergoglio soit son successeur.

Il le connaissait, bien sûr, “grâce aux visites ‘ad limina’ et à la correspondance”. Mais il avait de lui une image différente de ce qu’il a pu découvrir après l’élection pontificale : “Je le connaissais comme un homme très décidé, quelqu’un qui, en Argentine, disait avec beaucoup de fermeté : ceci, on le fait et cela, on ne le fait pas. Sa cordialité, l’attention qu’il porte à autrui, sont des aspects de sa personnalité qui ne m’étaient pas connus”.

Ratzinger ramène à de justes proportions la rumeur selon laquelle François le consulterait fréquemment. “Il n’y a pas de raison qu’il le fasse”, dit-il.

C’est ainsi qu’il indique, par exemple, que Bergoglio ne lui a pas envoyé de manière anticipée “Evangelii gaudium”, l’exhortation apostolique qui constitue son programme : “Cependant il m’a écrit une lettre personnelle… très affectueuse, ce qui fait que, d’une certaine manière, j’ai reçu l’exhortation apostolique sous une forme particulière. De plus sa reliure était blanche, ce qui, habituellement, ne se fait que pour le pape. Je suis en train de la lire. C’est un texte qui n’est pas court, mais il est beau et passionnant. Il n’a certainement pas été écrit en totalité par lui, mais il y a beaucoup d’éléments qui lui sont personnels”.

Inversement – dit-il – “à propos de certains sujets, il m’a posé des questions, notamment pour l’interview qu’il a accordée à ‘La Civiltà Cattolica’. Dans ces cas-là, je lui donne mon opinion”.

Et il conclut, en tout cas, en gardant ses distances : “D’une manière générale, je suis très heureux de ne pas être prié d’intervenir”.

D’autre part Ratzinger dit qu’il ne constate pas de rupture entre le pontificat de François et le sien, mais il précise: “Bien entendu on peut mal interpréter certains points et affirmer que, maintenant, les choses se passent de manière complètement différente. Si l’on prend certains événements en les sortant de leur contexte, on peut construire des oppositions, mais cela ne tient plus lorsque l’on prend tout l’ensemble en considération. On met peut-être l’accent sur certains aspects, mais il n’y a aucune opposition”.

Si le pape François a introduit une nouveauté, voici en quoi elle consiste : “Oui, il y a une nouvelle fraîcheur au sein de l’Église, une nouvelle joie, un nouveau charisme qui s’adresse aux hommes, c’est déjà une belle chose”.

Plus loin, Ratzinger décrit de la manière suivante la différence qui existe entre lui et son successeur : “Chacun de nous a son charisme. François est l’homme de la réforme pratique. Il a été longtemps archevêque, il connaît le métier, il a été supérieur des jésuites et il a également l’état d’esprit voulu pour mettre en œuvre des actions en matière d’organisation. Et ce dernier point n’était pas, je le savais, mon point fort”.

Mais il persiste à dire que la priorité du pontificat actuel doit être la même que celle du pontificat précédent : “L’important est de préserver la foi aujourd’hui. Je considère que c’est notre mission centrale. Tout le reste, ce sont des questions administratives”.

En tout cas, il évite de dire qu’une nouvelle ère a commencé avec François: “Le découpage du temps en différentes époques a toujours été décidé a posteriori. C’est pourquoi, aujourd’hui, je ne me risquerais pas à lancer cette affirmation… Je n’appartiens plus au vieux monde mais, en réalité, le nouveau monde n’a pas encore commencé”.

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C’est tout. Dans le livre, il n’y a rien d’autre à propos du pape François. Et le peu qu’il y a, comme on l’a vu, ne lui attribue – volontairement ? –qu’un rôle pratique, celui de promoteur d’un changement organisationnel, mais pas doctrinal et peut-être même pas “pastoral”, sinon dans les limites d’un contact empathique avec les gens.

En ce qui concerne les oppositions que l’on pourrait éventuellement détecter entre lui et son successeur, Ratzinger met en garde contre une mauvaise interprétation de phrases isolées et contre l’utilisation d’événements sortis de leur contexte.

C’est peut-être parce qu’il perçoit chez le jésuite Bergoglio un point commun avec un autre jésuite célèbre, le théologien allemand Karl Rahner. Celui-ci avait écrit, dans les années Soixante, un texte que Ratzinger décrit de la manière suivante dans un passage de son livre :

“Il était tellement tortueux, comme le sont effectivement les textes de Rahner, que d’une part il constituait une défense du célibat et de l’autre il tendait à laisser le problème ouvert à une discussion future… C’était typiquement un texte à la Rahner, formulé selon un enchevêtrement de phrases affirmatives et négatives qui pouvait être interprété aussi bien dans un sens que dans l’autre”.

Mais il serait excessif de voir dans ces lignes une allusion à la controverse actuelle à propos de l’interprétation “aussi bien dans un sens que dans l’autre” de l’exhortation post-synodale “Amoris lætitia”.

En tout cas, il n’y a pas la moindre trace, dans le livre, de comparaisons avec le pape François dans le domaine de la doctrine et des dogmes.

Toutefois il y a deux remarques concernant la sensibilité actuelle de Ratzinger à propos de thèmes théologiques définis, qui mettent en évidence une distance notable par rapport à la sensibilité de Bergoglio :

“Il y a beaucoup de paroles de l’Évangile que je trouve maintenant, en raison de leur grandeur et de leur gravité, plus difficiles que dans le passé… On se rend compte que la Parole [de Dieu] n’est jamais explorée dans toutes ses significations. Et justement certains mots qui expriment la colère, la réprobation, la menace du jugement deviennent plus inquiétants, plus impressionnants et plus grands qu’avant”.

Et en ce qui concerne les réalités ultimes, la mort et la vie éternelle, qui ont constitué une partie centrale de sa production théologique et à propos desquelles Ratzinger dit poursuivre ses réflexions : “Certainement. Mes réflexions à propos du Purgatoire, de la nature de la souffrance, de sa signification, à propos du caractère communautaire de la béatitude, ou à propos du fait que nous sommes plongés dans le grand océan de la joie et de l’amour, sont vraiment très importantes pour moi”.

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Par ailleurs il y a un passage du livre d’entretiens dans lequel Ratzinger commente de manière critique la très contestée encyclique “Humanæ vitæ” de Paul VI, sans revenir sur les objections qu’il avait formulées alors : “Dans le contexte de la pensée théologique de cette époque-là, ‘Humanæ vitæ’ était un texte difficile. Il est clair que ce qu’elle disait était valide dans le fond, mais que l’argumentation employée n’était pas satisfaisante pour nous à ce moment-là, y compris pour moi. Je cherchais une approche anthropologique plus large. Et en effet, par la suite, le pape Jean-Paul II a complété l’aspect droit naturel de l’encyclique par une présentation personnaliste”.

Étrangement, donc, Bergoglio paraît plus “conservateur” que Ratzinger en ce qui concerne “Humanæ vitæ”, si l’on s’en tient aux commentaires, uniquement élogieux, que le pape actuel a, jusqu’à présent, consacrés de manière répétée à cette encyclique. Par exemple dans l’interview qu’il a accordée, le 5 mars 2014, à Ferruccio de Bortoli, qui était alors le directeur du “Corriere della Sera” : “Tout dépend de la manière d’interpréter ‘Humanæ vitæ’. Paul VI lui-même, à la fin, recommandait aux confesseurs de faire preuve de beaucoup de miséricorde, d’être très attentifs aux situations concrètes. Mais il s’est montré génialement prophétique, il a eu le courage de prendre position contre la majorité, de défendre la discipline morale, de faire jouer un frein culturel, de s’opposer au néo-malthusianisme présent et futur”.

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Une dernière remarque, à propos du discours relatif à l’islam prononcé par Benoît XVI à Ratisbonne, un discours effectivement inimaginable dans la bouche du pape Bergoglio.

Quand on lui demande si c’est par hasard qu’il est tombé sur cette citation de l’empereur byzantin Manuel II Paléologue qui, extraite de son discours, a provoqué les réactions violentes d’un grand nombre de musulmans, Ratzinger répond ceci : “J’avais lu ce dialogue de Manuel Paléologue parce que j’étais intéressé par le dialogue entre le christianisme et l’islam. Donc, ce n’est pas par hasard. Il s’agissait vraiment d’un dialogue. À l’époque où le discours fut prononcé, l’empereur était déjà le vassal des musulmans ; cependant il avait la liberté de dire des choses que l’on ne pourrait plus dire aujourd’hui. Voilà pourquoi j’ai trouvé simplement intéressant de faire porter le discours sur cette conversation vieille de cinq cents ans”.

Bien dit : “La liberté de dire des choses que l’on ne pourrait plus dire aujourd’hui”.

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Traduction française par Antoine de Guitaut, Paris, France.

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