Les Éditions Wombat viennent de rééditer Au pays des riches oisifs, publié pour la première fois en 1914.
Le roman de Stephen Leacock – par ailleurs professeur d’économie politique – dresse un portrait acerbe de la bonne société d’une ville imaginaire des États-Unis – Plutoria – où l’on respire les émanations d’un capitalisme décomplexé, qui ne craint ni le ridicule ni la honte.
Nous évoluons donc parmi « l’élite des citoyens » – loin des taudis peuplés de « larbins trop gâtés » qui la servent –, et particulièrement autour de l’artère principale de la ville, Plutoria Avenue, où se concentre un microcosme se livrant à de douteuses spéculations et fusions dans des clubs privés et hôtels de luxe.
Les églises doivent ici présenter des bilans positifs et considérer les dons aux pauvres comme des « charges ». Des églises où les fidèles se repentent, « le visage contrit, en songeant à toutes ces fusions qu’ils n’ont pas effectuées et à tous ces actifs immobiliers qu’ils n’ont pas acquis par manque de foi ». Et lorsqu’un sévère révérend – indifférent à l’argent, mais pas trop quand même – qualifie les indigents de « propres à rien », l’élite y voit une « invective splendide ».
Dans cet univers consumériste, cette bande d’ambitieux sans scrupule traîne parfois sa vacuité à la campagne pour « vivre à la dure », dans de somptueuses villas au milieu d’une nature domestiquée et privée, cela va de soi.
Ces gens-là versent aussi dans l’exotisme, eux si friands de nouveauté. Ils jettent alors leur dévolu sur un prophète « oriental », qui a le pouvoir de faire disparaître bijoux et fourrures. Car pour tuer l’ennui, ils sont prêts à croire n’importe quel escroc. Cette décadence matérialiste se répand jusque sur les bancs d’une université sans consistance où s’étalent le vide de ses professeurs et la vanité de ses donateurs.
Puis, sous couvert de moralisation de la vie politique, ces puissants s’arrogent le pouvoir pour l’extirper de la corruption afin de lui substituer la leur. Même les journalistes serviles sont de la partie. On assiste ainsi aux « élections les plus honnêtes et les plus libres jamais tenues dans la ville de Plutoria », c’est-à-dire un coup d’État maquillé en démocratie.
Certains échappent à ce déterminisme, telle la famille Tomlinson, malencontreusement propulsée millionnaire et qui ne rêve que de retrouver sa modeste ferme, ou la jeune et modeste Norah, amoureuse éconduite par un homme qui lui préfère une croqueuse de diamants, le romantisme étant irrecevable à Plutoria.
« Au pays des riches oisifs nous révèle le genre de monde moderne qui résulte de la perte des valeurs non matérialistes, telles que le sens communautaire, la charité, le romantisme et la solidarité familiale », explique si justement Gerald Lynch dans sa postface.
En lisant cette dystopie – sauf si l’on goûte l’ultralibéralisme –, où tout se conçoit en termes de profits, on se rend compte que Stephen Leacock décrit trait pour trait notre monde contemporain. Le rire laisse alors place aux larmes.
Charles Demassieux – Boulevard Voltaire