Son nom ne dit pas grand-chose au profane, alors qu’il est le plus ancien écrivain grec connu avec Homère. Selon plusieurs témoignages (tardifs, il est vrai), il aurait même concouru, sur l’île d’Eubée en mer Egée, avec Homère, et aurait gagné le concours ! Il laisse essentiellement deux grands textes, écrits dans le même vers que l’Iliade et l’Odyssée (l’hexamètre, vers un peu plus long que notre alexandrin) : la Théogonie, une généalogie des dieux fort complexe, et Les Travaux et les Jours, conseils de sage vie rurale. Il est le premier écrivain à dire son nom, à se donner une histoire, une vocation personnelle : l’auteur ou les auteurs de l’Iliade et de l’Odyssée ne disent jamais « je », sauf dans le discret « Chante-moi, Muse, l’homme aux mille ruses… ».
Admirable professeur et conférencier, André Bellessort, en 1911, s’appuyait essentiellement sur les Travaux et les Jours, pour le présenter comme « un rude paysan et un grand artiste » (texte repris dans Nouvelles Etudes et autres figures, 1923). Il mettait en valeur son génie du détail concret. Bernard Deforge, helléniste émérite qui fut doyen de la Faculté des Lettres de Caen, s’intéresse, au contraire, à la Théogonie, dans son récent essai (1).
Je vois mal Hésiode autrement qu’en riche propriétaire terrien, observant les travaux plus qu’il n’y participe, comme il le prétend, – mais il joue un personnage ! Certes, sa famille a eu des revers de fortune : le père armateur a dû se reconvertir dans l’agriculture et l’élevage ; Hésiode n’est pas satisfait de l’héritage reçu en partage (il avait un frère, Persès). Mais comment imaginer un écrivain antique sans des loisirs ? Ce n’était pas une mince affaire que de manipuler, en ces premiers temps de l’écriture cursive (entre 750 et 700 av. J.-C.), les instruments, les rouleaux de cuir, vélin (veau), bouquin ou parchemin (agneau)… Il fallait de l’espace, du temps, des auxiliaires, sans parler des maîtres qu’il eut en mythologie et versification, et du public de ses amis et admirateurs ou rivaux. Car Hésiode est le seul de ces « premiers » écrivains antiques à n’avoir pas bénéficié, semble-t-il, de la protection d’un prince et d’une cour (Pindare, Eschyle, même Euripide, y eurent recours).
Le travail et la mort
Hésiode partage avec la Bible l’idée que les hommes n’ont pas toujours été astreints au travail et à la mort ; mais il ne pense pas forcément qu’il y ait à regretter l’état antérieur (et c’est rare, un Grec ou un Romain qui ne méprise pas le travail). L’originalité de la Bible, nous dit Bernard Deforge, c’est qu’elle affirme un grand Dieu créateur primitif, ce qu’on ne trouve nulle part ailleurs.
J’avoue que j’ai un peu négligé la première partie de son livre, qui nous conduit du chaos initial (« tohu bohu » dans la Bible) aux civilisations du Moyen Orient, à leurs mythologies et à leurs peuples. J’ai pourtant aimé ses précisions sur les Hittites, son scepticisme devant certains points de vue de Lévi-Strauss, ou des Vernant, Detienne, Vidal-Naquet (autoproclamés « Ecole de Paris ») : « Ces ethnologues matérialistes ont bâti, comme Bruit et Schmitt, une grande partie de leurs travaux autour de l’idée quasi-obsessionnelle d’une Cité Grecque qui n’a sans doute jamais existé, d’une Athènes du Ve siècle fantasmatique ». J’ai moins aimé (page 74) ses complaisances pour Michel Serres, ce sophiste bavard… Comment peut-on récuser avec courage (page 152) les « transhumanistes et autres apprentis sorciers » (2), et prêter attention aux fadaises de l’académicien radiophonique ?
Souhaitons en tout cas que Bernard Deforge, grand spécialiste d’Eschyle, poursuive, pour notre instruction et notre plaisir, sa relecture des premiers grands écrivains grecs.
(1) Le Commencement est un dieu (Les Belles-Lettres, 220 p., 21 euros). Il signale page 100 une des différences essentielles entre l’Iliade et l’Odyssée : « Nous voyons bien que la guerre de Troie a des fondements historiques alors que la quête d’Ulysse fait figure de voyage archétypique, sinon symbolique ». Et l’on n’a trouvé aucun vestige à Ithaque.
(2) Voir aussi sa démystification de l’homosexualité antique dans son précédent livre (Je suis un Grec ancien). Nous l’avons longuement citée dans Présent (24 septembre 2016).
Carte en Une
D’ouest en est, sur cette carte de la Béotie, on peut situer Ascra où Hésiode avait son domaine, Thespies où les juges lui donnèrent tort (et où est née à son époque la comédie), enfin Chalcis où il vainquit Homère, sur la grande île d’Eubée.