Rue89 nous propose un entretien passionnant avec l’anthropologue Daniela Cerqui sur la question du transhumanisme/post-humanisme :
“Dans le très intéressant documentaire de Cécile Danjan, « Un homme presque parfait », Aimee Mullins raconte qu’elle a douze paires de jambes adaptées à de multiples circonstances : courir le cent mètres, défiler sur les podiums… et que, finalement, pouvoir gagner dix centimètres simplement en changeant de prothèses, ne pas avoir à s’épiler, arborer des pieds toujours parfaitement pédicurés est un gros avantage.
D’ailleurs, elle parie que l’amputation volontaire tentera bientôt nombre de candidats. Notamment dans le monde du sport. Ce qui ne m’étonnerait pas car il semble que les records sportifs arrivent à leur limites maintenant que l’on a optimisé la détection, la préparation et le matériel des athlètes. Or le désir de se dépasser et les pressions économiques pourraient bien se conjuguer pour donner envie à certains de troquer des membres de chair et d’os contre des jambes de carbone.
C’est une hypothèse extrême. Auriez-vous un exemple qui pourrait concerner plus de monde ?
Le pacemaker. Il y a vingt ans, je m’étais entretenue avec un responsable d’un fabricant suisse de ce petit stimulateur conçu pour aider les cœurs un peu lents à garder le rythme. Pour lui, il était évident que l’on n’était ni dans le monde de la science-fiction, ni dans celui de Robocop. Que ce dispositif prolongeait simplement la vie de certains cardiaques.
Aujourd’hui, ce même fabricant propose des pacemakers connectés à internet et capables d’alerter directement les médecins en cas de problème et bientôt couplés à des distributeurs de médicaments ad hoc. Je parie qu’il pense rester dans le cadre du thérapeutique.
Mais un pacemaker, même connecté, ne vous transforme pas en homme-robot !
Par déformation professionnelle, je m’interroge. On constate que la notion de thérapeutique s’élargit au fur et à mesure des améliorations techniques.
Prenez par exemple le cœur artificiel totalement implantable mis au point par une équipe française et dont on vient d’effectuer le premier essai sur un patient, malheureusement décédé. Un gros progrès médical assurément : infiniment plus pratique que les cœurs artificiels externes et un vrai espoir pour les malades qui attendent une transplantation d’organes tant la pénurie de greffons est importante.
Je trouve inquiétant qu’au moment de sa présentation, en 2008, un des médecins responsables du projet parle non seulement des personnes en attente de greffes, mais de celles qui pourraient en bénéficier pour des problèmes d’importance secondaire. Je ne peux pas m’empêcher de me demander si un jour on cherchera à utiliser cet appareil pour améliorer les performances des individus !
Quand je leur parle de transhumanisme, de post-humanisme, en soulignant qu’un jour nous deviendrons peut-être une autre espèce, la plupart des gens que je rencontre sont fermement opposés à l’idée. Sans voir qu’il n’existe pas de limite claire entre le thérapeutique et le dépassement de la condition humaine.
Si on dit oui aux technologies qui redonnent un membre à un amputé, comment dire non aux mêmes technologies qui permettent à un militaire de contrôler mille robots à distance ? Il ne faut pas être naïf : dès le moment où l’on fait du thérapeutique, on met le doigt dans l’engrenage de l’amélioratif.
(…) Déjà on pathologise à outrance la vieillesse et on ne supporte plus que les seniors n’entendent pas bien. Le cas de la trisomie 21 est également assez éloquent. À l’heure du diagnostic prénatal, la possibilité de laisser venir au monde un enfant trisomique est de moins en moins acceptée par la société.
Résultat : la naissance d’un enfant atteint est considérée comme un échec. Soit une erreur de la médecine, soit la faute de parents « inconscients » ou « héroïques » selon le système de valeurs de chacun. C’est évidemment éthiquement très discutable.
Prenons un cas moins tragique : la vision. Aujourd’hui, si vous êtes myope, vous portez des lunettes ou des lentilles. Ne pas en avoir n’est pas admissible. Ni par vous, ni par les autres qui vont trouver gênant que vous plissiez les yeux tout le temps. Tout cela pour dire que la norme a changé : il n’est plus acceptable de ne pas chercher à combler ses handicaps. […] Demain, peut-être ne supporterons-nous plus les porteurs de lunettes. Et après-demain peut-être serons-nous considérés comme handicapés si nous n’avons pas une vue de lynx et 16/10 à chaque œil.
La Darpa, l’agence de recherche de l’armée américaine, ne cherche-t-elle pas à améliorer la vision des pilotes de chasse grâce à des implants de rétine ? Si elle y parvient, je ne vois pas pourquoi la technique ne se répandrait pas dans la société civile.”
L’entretien est à lire en entier ici.
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