- L’auteur de Paris, c’est foutu ! déplore la disparition du Paris populaire, celui d’Audiard et de Marcel Aymé, qui a laissé place à une ville-musée, asepstisée par la mondialisation et défigurée par le béton.
– Vous avez écrit un livre intitulé «Paris, c’est foutu»: n’est-ce pas exagéré de parler ainsi de la ville la plus visitée du monde, la capitale qui fait rêver le monde entier?
Alain Paucard: Ce n’est pas exagéré. Paris est une ville morte, et ce pour deux raisons. Premièrement, dès les années 1950, on a fichu le peuple de Paris dehors. On a chassé ce peuple, qui avait l’accent de Paname, un peuple qui avait une culture, un argot, et qui jouait de l’accordéon. On leur a fait échanger leurs taudis contre des appartements «tout confort» dans la banlieue.
Deuxièmement, après avoir chassé ce peuple on a barricadé la ville, en refusant de l’agrandir. Paris s’est toujours développé en aspirant la banlieue et en l’organisant. Une première catastrophe a eu lieu dans les années 1840, quand on a construit l’enceinte de Thiers pour séparer Paris de sa banlieue. Ensuite dans les années 1950 on a construit la ceinture de fer du périphérique qui enserre Paris, doublée aujourd’hui par le tramway.
Tout ce qui avait été construit de beau dans l’histoire de Paris a été défiguré. On a trouvé le moyen de bâtir des tours qui gâchent la moindre perspective. Quand on est devant l’Ecole militaire (Louis XV) ou les Invalides (Louis XIV), on aperçoit derrière l’hideuse tour Montparnasse qui nous guette.
Sans peuple et avec des réglements urbanistes hideux, je crois qu’on peut dire que Paris, c’est foutu. Aujourd’hui, alors qu’on apprend plus aux Français à être Français, pourquoi on apprendrait aux Parisiens à être Parisiens !
Vous dites que les classes populaires ont été chassées dans la banlieue. Mais ils restent tout de même des arrondissement pauvres, comme le XVIIIème et le XIXème peuplés en grande partie par des personnes issues de l’immigration..
Il y a eu plusieurs vagues d’immigration à Paris, notamment après la première guerre mondiale, comme les kabyles qui étaient majoritairement chauffeurs de taxis. Il n’y avait rien de plus parisien qu’un taxi de nuit kabyle! Aujourd’hui, alors qu’on apprend plus aux Français à être Français, pourquoi on apprendrait aux Parisiens à être Parisiens! On assiste aujourd’hui à une ghettoïsation, une communautarisation de certains quartiers. Moi j’ai connu un Paris où dans chaque arrondissement il y avait un quartier populaire! Je suis né dans la partie populaire du 7ème arrondissement, le plus chic de Paris, dans le quartier du Gros-Caillou, où il y avait des immeubles bois et plâtre qui avaient été construits à la fin du XIXème siècle pour loger les ouvriers de la manufacture des tabac de la rue Surcouf. On avait les toilettes sur le palier. A l’intérieur même des immeubles, vous aviez une diversité sociale: il y avait les étages de réception, les étages d’habitation, les chambres de bonnes – Pierre Dac disait même qu’i y avait les «chambres de mauvaises»!
Selon vous, quand est-ce qu’a commencé cette destruction du Paris authentique et populaire?
Tout s’aggrave après-guerre. Une des premières horreurs architecturales: c’est l’Unesco en 1958. On a rasé des maisons du XVIIème siècle et chasser les gens pour construire le Centre Pompidou, qui, j’en conviens pourrait être original si il était à la Défense. On a chassé les classes populaires du dernier quartier «parigot», la Bastille, la «Bastoche», avec le fameux cabaret Balajo décoré par Mahé (qui avait fait le grand Rex), qui s’est transformé en bar disco-salsa. On met Paris aux normes de la mondialisation.
Quelles sont d’après vous les causes profondes de cette «boboïsation» de Paris?
Cette gentrification des grandes métropoles n’est pas le propre de Paris. A Lille, M. Mauroy a fait raser un quartier du vieux Lille pour construire la gare Euro-Lille qui est épouvantable. Les maires des grandes villes de France veulent des tours, pour que leurs villes ressemblent au modèle de la capitale de la mondialisation qu’est New-York. Faudrait pas dépayser le voyageur de commerce! Il faut que quand il arrive à Orly, à Londres ou à Barcelone, avec son attaché-case, il se sente toujours chez lui!
Dans Les criminels du béton (Les Belles Lettres, 1991,) vous évoquiez les racines historiques de cette laideur architecturale. Quand et où cela a commencé?
La théorie a été forgée après la première guerre mondiale, puis mis en pratique après la seconde guerre mondiale. Il y a eu deux écoles, celle de Le Corbusier, et celle du Bauhaus allemand. Le Bauhaus allemand, c’est du puritanisme: on veut des murs blancs, sans décorations. Quand à Le Corbusier, c’est sans doute le père de la mondialisation, car il a cette phrase criminelle: «la même maison, pour tous les pays et tous les climats..» Or, si vous vous baladez en France en voiture, vous vous apercevez que tous les 150 km, les maisons changent. Pourquoi? Parce qu’on prenait pour les construire ce qu’on avait dans le sol: de la pierre crayeuse donnait des maisons blanches, de la pierre granitique des maisons rouges, de la brique au Nord, etc. On a construit des grandes barres, censées être provisoires, où on a entassé les gens, sans espace ni insonorisation.
Le tourisme de masse est-il une chance ou une nuisance pour Paris?
Le tourisme de masse est un destructeur de civilisation. Je ne peux plus supporter les touristes, surtout quand ils sont en shorts et portent des socquettes grises, une banane autour du ventre. Si j’étais maire de Paris, ma première mesure serait d’interdire le port du short dans la capitale. Toute personne surprise en train de faire du sport dans un lieu public devrait payer une forte amende. Mais d’un autre coté c’est la seule industrie française qui rapporte de l’argent. Heureusement que nous avons encore ce patrimoine, car ce ne sont pas les œuvres de M. Delanoë qui attireront les touristes dans 100 ans! Cela me fait penser à ce quatrain de Sacha Guitry dans Si Versailles m’était compté :
«On nous dit que nos rois dépensaient sans compter,
Qu’ils prenaient notre argent sans prendre nos conseils.
Mais quand ils construisaient de semblables merveilles,
Ne nous mettaient-ils pas notre argent de côté?».
Certes mais ce patrimoine est devenu figé: le Paris populaire s’est muséfié, du Louvre aux bistrots français attrape-touristes du quartier latin …
La rue Mouffetard et Maubert-Mutualité étaient les anciens quartiers crasseux de Paris, le rendez-vous des clodos de Paname, qui à l’époque étaient de vrais clodos, des clochards célestes, et pas les «sdf» d’aujourd’hui qui se multiplient dans les rues de la capitale. D’ailleurs, au lieu de construire des «104» qui coûtent des millions d’euros et ne servent à rien, on ferait mieux de loger les gens.
Il y a l’idée aujourd’hui, qui avait été vue par Guy Debord et les situationnistes: on crée le spectacle de la ville au lieu de la laisser se développer spontanément. Ce que Philippe Muray, en bon post-situationniste a vu aussi à travers sa critique du festivisme de M. Delanoë qui est un moyen de recréer artificiellement, spectaculairement, un lien social détruit. Les meilleures critiques de la société moderne sont nées avec La société du spectacle de Debord en 1965, où il explique d’ailleurs au sujet du tourisme comment les gens se rendent désormais dans des endroits pour vérifier que ce qu’ils ont lu sur leurs catalogues de voyages est bien vrai.
Qu’est-ce que vous détestez le plus dans Paris?
La destruction des perspectives historiques: quand on est rue de Rivoli et qu’on voit l’Arche de la Défense au bout, quand on aperçoit la tour Montparnasse derrière les Invalides, ou les tours de la porte de Bagnolet quand on est sur le pont de l’Alma.
Qu’est-ce que vous regrettez le plus à Paris?
La vie avant la télévision. En 1964, je fais mes classes à Paris et j’allais voir mes cousines qui habitaient le XIVème. La rue Pernety, c’était des taudis, bien sûr, mais les gens étaient dehors, assis sur des pliants, ils jouaient aux cartes, tricotaient, discutaient. Tout le monde se connaissait, il y avait le flic du quartier, la prostituée du quartier: tout le monde en bons termes! Aujourd’hui, de telles scènes sont impossibles: la télé enferme les gens chez eux. Quand on passe l’hiver dans les rues on aperçoit la lueur de l’écran de fascination par les fenêtres, c’est désolant.
Vous regrettez un Paris nostalgique, celui d’Audiard et de Marcel Aymé..
Le Paris d’Audiard, c’est le Paris du peuple parisien qui n’existe plus, qui avait un parler. La Rue des Prairies, du fameux film d’Audiard avec Gabin et Brasseur, a été colonisée par les bobos, et d’une certaine manière, il faut les en remercier, parce qu’ils protègent ce vieux Paris d’être rasé et remplacé par des grands ensembles.
Et vos endroits préférés?
Je viens du XIVéme arrondissement, qui était autrefois un quartier populaire. Brassens y habitait. Il venait prendre son café qui faisait à l’époque 450 tartines de beurre pour les prolos qui ne prenaient pas des croissants – trop bourge! J’aime aussi le IXème arrondissement, pleins d’anciennes demeures d’écrivains: on y a créé au début du XIXème siècle tout un quartier, la nouvelle Athènes pour loger les écrivains et les artistes: y ont habité Georges Sand, Chopin, Léotaud..
Il y a des coins du XVIème que j’aime bien aussi , qui sont décrits par Apollinaire dans Le flâneur des deux rives , l’hôtel particulier de la Princesse de Lamballe qui a fini décapitée, la maison de Balzac,… Ce qui est terrible, c’est la multiplication des digicodes. On ne peut plus pousser une grille et se retrouver dans un «petit jardin» comme celui que chantait Dutronc, tous les trésors de Paris sont enfermés sous triple code! Je me demande ce que les jeunes de 14-15 ans pensent du Paris dans lequel ils vivent, ils ont toujours vécu? Aiment-ils le Centre Pompidou, la pyramide du Louvre? Est-on en train de faire changer le goût des gens ou ceux-ci conservent-ils une conscience esthétique? Je pense que tout ce qui blesse l’œil, blesse l’âme.
Alain Paucard est écrivain, président à vie du Club des Ronchons. Son dernier livre Paris, c’est foutu! a été publié aux éditions Jean-Cyrille Godefroy (2013).