« La tradition que nous aimons est celle qui fait apparaître le passé comme ce qui aboutit à nous, et dont nous pouvons jouir. Ainsi la baguette que nous mangeons, et détruisons de ce fait en l’assimilant. Celle que nous n’aimons pas est celle qui permet le passage même du passé à l’avenir et exige que nous lui laissions la voie libre. Nous aimons la tradition comme réception ; nous n’aimons pas la tradition comme transmission. » Concluant son Modérément moderne par ces mots, Rémi Brague jette, avec son dernier ouvrage, méthodique et inspiré, un pavé dans la mare du « présentisme » qui nous tient à la gorge. Culpabilité face à « l’histoire avec une grande hache » d’un côté, crainte de l’avenir de l’autre.
Nous sommes prisonniers d’un présent qui, ayant détruit ce qu’il a reçu, ne permet pas non plus d’envisager l’avenir. De façon emblématique, le futurisme est passé de mode. Au mieux, comme le souligne le philosophe, le long terme désigne pour ceux qui nous gouvernent les cinq années d’un quinquennat, au pire, qui n’est pas le moins probable, deux ou trois années sans élections. Cet avenir qui se dérobe interroge donc à nouveau notre rapport à la tradition. Eluder la question, parce qu’elle égratignerait notre égo d’homme moderne qui se pensait libre et sans lien serait suicidaire. On ne se propose pas de renouveler artificiellement le combat entre Anciens et Modernes, qui s’est déjà produit mille fois dans l’histoire. Simplement d’échapper à l’écrasement sur soi auquel l’époque nous contraint.
Le progressiste et le traditionaliste, comme l’avers et le revers d’une même monnaie, fondent leur différend sur une erreur commune : idole ou repoussoir, la tradition est figée dans le marbre de la permanence. Elle y gagne aux yeux des uns son caractère sacré, tandis que leurs adversaires la rejettent comme l’antithèse de la nouveauté qu’ils poursuivent de leurs vœux. L’étymologie corrige cette double méprise. Plutôt qu’un culte au passé, la tradition est un mouvement, rigoureusement, une transmission, qui fonde sur l’héritage du monde passé la possibilité du monde à venir. Ce qui renvoie, de fait, dos à dos le réactionnaire nostalgique et le progressiste hors-sol.
Le legs du monde qui nous accueille quand on est enfant est immense, immensément plus large que la petite fleur d’une existence féconde, fût-elle de celle de Rimbaud ou de Thérèse de Lisieux, qui ont, avec une précocité exemplaire, porté les facultés du cœur humain à une incandescence inouïe. Bernard de Chartres avait cette formule lumineuse au XIIe siècle : « Nous sommes des nains juchés sur les épaules de géants ; nous voyons plus qu’eux, et plus loin ; non que notre regard soit perçant, ni élevée notre taille, mais nous sommes élevés, exhaussés, par leur stature gigantesque ».
Tout le paradoxe de la tradition, qui en fait un mouvement et non une posture, gît dans cette formule : la réception du monde qui nous précède est la seule manière de porter notre regard au-delà du présent qui nous contient. Le premier mouvement de confiance et d’humilité auquel nous enjoint la tradition est un gage de lucidité pour l’avenir. Comme le dirait Chesterton, cité par Brague, les morts ont validé ce qui valait la peine d’être transmis : « La tradition signifie que l’on donne un bulletin de vote à la plus obscure des classes, nos ancêtres. Elle est la démocratie des morts. » Ce suffrage est digne de confiance puisqu’il a au moins l’avantage, face à un avenir qui n’est jamais sûr d’advenir, d’avoir existé.
Succédant à un XIXe siècle résolument traditionnaliste, bien que travaillé par les forces révolutionnaires, le XXe siècle a été celui d’un modernisme assumé, produisant parfois le meilleur, les Trente Glorieuses, souvent le pire, l’industrie concentrationnaire. Aujourd’hui, nos progrès sont indéniables, la tranquillité est une chose acquise en Europe. Mais le bonheur nous échappe. Comme le disait déjà Bergson, nous gémissons sous le poids de nos progrès. Parce qu’en nous privant de nos racines, ils nous privent aussi d’horizon. Notre époque, si raisonnable par ailleurs,« ne sait pas assez que son avenir dépend d’elle ». La formule de l’apôtre Paul éclaire la conscience angoissée de l’homme moderne qui perçoit confusément les limites du progrès auquel il voue toute son énergie : « Je vous ai transmis en premier lieu ce que j’ai reçu ». La transmission est prioritaire mais elle n’est pas exclusive. Elle est même la condition d’un regard neuf sur le monde, d’une liberté vivante et irriguée. Elle n’est peut-être même qu’un détour qui, par l’enracinement, nous libère de nous-mêmes, pour nous restituer plus pleinement notre liberté.
Le XXIe siècle comprendra-t-il que la seule manière pour l’humanité d’accomplir sa vocation anthropologique profonde, c’est de transmettre ?
Vigie éclairée du monde moderne, Rémi Brague nous libère de nous-mêmes et change notre cœur en oiseau.
Modérément moderne, Rémi Brague (Flammarion, 2014).