La table, reflet d’une civilisation

C’est à l’époque de la Régence et sous le règne de Louis XV que l’ordonnance de la table atteint son plein épanouissement avec l’heureuse alliance qui unit le raffinement du décor, la richesse et la variété de la vaisselle à un véritable art culinaire représenté notamment par Brillat-Savarin ou Grimod de La Reynière. Après les guerres onéreuses de Louis XIV et près de vingt ans de paix, de nouvelles fortunes se créent et un nouvel art de vivre apparaît, mais surtout un nouvel art de la table. Les repas sont alors l’occasion de réunir dans une intimité précieuse quelques amis et de convier l’élégante société dans un luxe aussi fantaisiste que recherché. Soupers fins, repas princiers, repas rustiques ou champêtres, autant de moments qui seront immortalisés par Lancret, Van Loo ou encore Chardin et qui donnent une idée de la richesse de ces tables.

Table ouverte ou souper prié

La salle à manger telle qu’on la concevait jusqu’à une époque récente avec sa table massive, ses chaises imposantes, sa desserte et son buffet, apparaît en France à la veille de la Révolution, probablement sous l’influence de la mode anglaise. Jusqu’alors il était d’usage de dresser, dans des salons, vestibules et autres petits boudoirs, des tréteaux sur lesquels on posait des planches de bois faciles à manier. On se recevait à souper à « table ouverte » ou à « souper prié », à une date fixée à l’avance. Finie l’austère habitude de Louis XIV qui imposait le dîner à une heure et le souper six heures. Au XVIIIe siècle, les dîners peuvent se prendre jusqu’à trois heures et l’heure des soupers varie de sept heures à onze heures du soir. Les hommes sont toujours en habit brodé, contrairement aux femmes qui ne s’habillent que pour les soupers.

Recouverte d’une nappe de damas blanc ou de couleur, la table se pare tour à tour et selon les milieux d’or, de vermeil, d’argent, d’étain, de faïence ou de poterie, et la toute récente porcelaine de Sèvres rivalise avec le métal précieux et n’a rien à envier à celle de Dresde ou de Meissen. Marie-Antoinette demande à ses invités d’accorder la teinte de leurs toilettes à celle de la nappe, en les priant à un « souper rose » ou à un « souper vert ». Elle souhaite même que glaces, fruits déguisés et sucreries soient du même ton.

Des surtouts aux « dormants »

Les surtouts, placés au centre de la table, et dont le rôle fonctionnel est lié à l’étiquette des repas royaux ou princiers, sont peu à peu remplacés par des statuettes, candélabres, vases de fleurs ou groupes de figurines en porcelaine de Sèvres qui seront bientôt rejoints par les « dormants », nouvel élément décoratif de la table. Le confiseur Travers, ancien officier du prince de Condé, invente ces nouvelles décorations qui reposent sur du bois, du carton ou du fil de fer. Il recouvre le tout de caramel sur lequel il dispose des jattes de fruits frais ou secs qui alternent avec des bouquets de fleurs. Sucre, farine, gomme adragante et eau rentrent également dans le jeu pour aider à confectionner bouquets champêtres et autres vases qui rejoindront ces créations éphémères.

Couverts, assiettes et cristal de Bohème

Une certaine liberté apparaît dans la disposition du couvert : couteau, cuillère et fourchette soit à droite soit à gauche de l’assiette, rarement de part et d’autre de celle-ci, contrairement à ce que nous connaissons aujourd’hui. Les couteaux se parent de manches de nacre ou de laque quand ils ne s’habillent pas de porcelaine. Bouteilles et verres en cristal de Bohème gravé et sur lesquels se reflète la lumière ne paraissent pas sur les tables. Le service de la boisson revient au valet qui, debout derrière chaque convive, verse à boire à la demande. Aussitôt vidé, le verre reprend sa place sur un buffet. Ce même valet tient à la main une assiette et un couvert qu’il change aussi souvent que nécessaire. Lors des repas de famille, les verres sont posés sans façons sur les tables.

Une gastronomie savante

La gastronomie du XVIIIe siècle est raffinée, précieuse et même mystérieuse si l’on en croit le maître d’hôtel du maréchal de Soubise qui définissait ainsi, en 1739, les normes du nouvel art culinaire : « La cuisine moderne est une espèce de chimie… Il faut, en satisfaisant la nature, écouter la raison et se ménager dans les plaisirs mêmes les moyens de les rendre durables en évitant la satiété. » Quatre services se succédaient pourtant, comprenant chacun de nombreux plats. Le tout servi dans une débauche de pièces d’orfèvrerie, de faïence ou de porcelaine. Sans oublier les beurriers, huiliers, saucières à deux becs, compotiers, petits pots à crème et autres coquetiers, ce qui n’est guère étonnant lorsque l’on connaît la passion de Louis XV pour les œufs à la coque. Amateurs de vin de Bourgogne mais aussi de vin de Bordeaux qui commençait à se faire connaître, les gastronomes de l’époque ne dédaignaient pas non plus le punch dont ils faisaient grande consommation. A la fin du repas, ils avaient également pour habitude de boire un café, comme le leur avait appris l’ambassadeur de la Sublime Porte, Soliman Aga, lors d’un séjour à la cour de Roi Soleil en 1669.

Ainsi, la table française au XVIIIe siècle a été le reflet d’une époque qui, dans tous les domaines, a eu le sens aigu de la décoration la plus raffinée, bientôt imitée dans toute l’Europe mais aussi dans le Nouveau Monde. Une forme inattendue mais réelle de cette culture française que l’esthète Macron affirme « n’avoir jamais rencontrée ».

Illustration: e déjeuner d’huîtres, tableau de Jean-François de Troy (1735), peint pour Versailles où il avait comme pendant Le déjeuner de jambon, de Lancret. (Tableau conservé au musée Condé, à Chantilly.)

Francoise Monestier – Présent

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