La parution d’un ouvrage d’Alain de Benoist est toujours un événement. Qu’on apprécie ou pas les idées de ce penseur contemporain majeur, la rigueur et la cohérence de ses écrits font de chaque essai d’Alain de Benoist un texte à lire et à relire.
Polémia
Le titre du nouvel essai d’Alain de Benoist – Contre le libéralisme [1] – est des plus explicite et ne surprendra pas ceux qui connaissent son œuvre philosophique et politique. Le sous-titre de l’essai est également très clair : « La société n’est pas un marché ».
A l’évidence, Alain de Benoist ne se réclame pas du libéralisme mais de sa critique.
Car l’auteur nous livre, dans cet essai dense et documenté de nombreuses références érudites, un appareil critique méthodique de l’idéologie libérale, de ses fondements comme de ses conséquences.
Un ouvrage qui tranche par conséquent avec la doxa libérale/libertaire du Système et pour cette raison un essai novateur.
Le libéralisme domine, mais faut-il s’en réjouir ?
Le libéralisme triomphe aujourd’hui, du moins en occident, comme d’ailleurs la figure archétypale du bourgeois.
Pour Alain de Benoist, le libéralisme a « acquis une portée mondiale depuis que la mondialisation a institué le capital en tant que réel sujet historique de la modernité. Il est à l’origine de cette mondialisation qui n’est jamais que la transformation de la planète en un immense marché » et il « inspire ce qu’on appelle aujourd’hui la pensée unique libérale/libertaire ». Et comme toute idéologie dominante, il est aussi celle de la classe dirigeante.
Mais cette domination, que Francis Fukuyama célébrait hier comme la fin de l’histoire humaine, est-elle pour autant juste et bonne ?
C’est à cette question qu’Alain de Benoist nous invite à répondre en procédant à un vaste examen du libéralisme comme doctrine philosophique, économique et aussi politique. Et comme paradigme de la modernité et du capitalisme.
Qu’est-ce que le libéralisme ?
Au-delà de la diversité des écoles libérales, l’auteur s’efforce de définir le cœur de la doctrine libérale : l’individualisme méthodologique radical qui voit en l’individu un détenteur de « droits », indépendamment et préalablement à tout ordre politique et social.
Le libéralisme apparaît donc tout de suite en rupture avec la conception traditionnelle de la liberté : la liberté ne se définit plus comme le pouvoir participer à la vie publique, mais au contraire comme le droit de… s’en affranchir.
Le libéralisme repose sur un principe totalement dissociant et nie que l’homme soit un animal politique et social. « La société n’existe pas » disait ainsi Mme Thatcher !
A rebours de toute anthropologie, les libéraux ne connaissent que des individus s’associant « librement », agissant selon leur seul intérêt et nient toute légitimité aux ensembles holistes et notamment toute définition du bien commun.
Cela pose d’ailleurs la question de la démocratie, de la communauté et de la respublica, concepts antinomiques du libéralisme. Car Alain de Benoist montre bien que le libéralisme, en excluant tout dévouement à la communauté d’appartenance, ne saurait justifier que l’individu se sacrifie pour les autres.
Pour cette raison, une communauté libérale est une aporie. « Ni patrie ni frontières » n’est que la conséquence logique et fatale de l’idéologie du « laisser-faire, laisser-passer »[2].
Le déni du déjà-là
L’idéologie libérale exprime donc un radical « déni du déjà-là » – pour reprendre l’expression de Jacques Dewitte – en prétendant que l’homme peut se construire tout seul, hors de la compagnie et même contre celle des autres hommes.
Les libéraux refusent que l’homme soit d’abord un héritier et reprennent à leur compte une vision optimiste et orientée de l’histoire : demain sera toujours mieux qu’hier car l’homme s’affranchira toujours plus des « contraintes » du passé. C’est l’idéologie du progrès.
Mais « ce qui est présenté comme un programme d’émancipation vis-à-vis de tout ce qui pourrait nous contraindre, débouche en réalité sur l’explosion des subjectivités et le choc des égos ».[3] Il débouche aussi sur la société indistincte, celle où l’appartenance collective tend à devenir impensable aux individus, et qui suscite le malaise parce qu’elle est perçue comme chaotique et dépourvue de sens.[4]
Car le chaos contemporain résulte du triomphe du libéralisme/libertaire. Et Alain de Benoist montre comment cette « libération » cache l’obsession de la croissance économique, la place disproportionnée des valeurs marchandes et l’assujettissement de l’homme à l’axiomatique de l’intérêt. Car le marché « ne crée donc les conditions de la liberté que parce que la liberté est mise au service du marché »[5].
Peut-on être libéral et conservateur à la fois ?
Les chapitres centraux de l’essai d’Alain de Benoist portent sur l’œuvre de Friedrich Hayek et la question du conservatisme et de l’identité : peut-on en effet s’affirmer à la fois libéral et conservateurou encore libéral et national ? Un positionnement que revendique une bonne partie de la droite en France.
Pour répondre à cette interrogation, Alain de Benoist se livre à un examen sans concession de l’œuvre d’Hayek et en particulier de son analyse du rôle des traditions et de ce qu’il nomme le constructivisme.
La référence au rôle structurant des traditions ou au fait que l’homme doit s’habituer à vivre avec des institutions qu’il n’a pas forcément choisi en raison, peuvent certes séduire un esprit conservateur.
Mais Alain de Benoist montre que dans le même temps Hayek, penseur paradoxal, plaide pour la grande société – par opposition à ce qu’il nomme l’ordre tribal ou archaïque – qui ressemble beaucoup à la société ouverte que Karl Popper et George Soros appellent de leurs vœux.
Or, il y a « une contradiction de principe entre des traditions qui par définition sont toujours le propre de cultures particulières, et l’universalité des règles formelles que Hayek recommande d’adopter »[6].
Et comme Hayek affirme que la grande société libérale est l’aboutissement naturel d’un processus de sélection historique ayant donné naissance à la modernité, il est « aisé de voir par là que la traditionalisme hayékien ne se rapporte en fait qu’à la tradition de… l’extinction des traditions ».[7]
Car la tradition qu’invoque Hayek ne connaît « ni finalité collective, ni bien commun, ni valeur sociale, ni imaginaire symbolique partagé » : elle n’est valorisée que « pour autant qu’elle naît de la désagrégation des sociétés archaïques » traditionnelles.
Un libéralisme impolitique
Le chapitre consacré à Hayek s’ouvre sur une citation ironique : « Laissez faire la misère, laissez faire la mort ! »
Alain de Benoist montre en effet que la critique hayekienne du constructivisme revient de proche en proche à récuser toute politique. L’œuvre de Hayek apparaît sur ce plan comme proprement impolitique, conformément à l’esprit du libéralisme, qui recherche une neutralité axiologique absolue.
La critique du constructivisme par Hayek est donc incapacitante, car « dire que le marché n’est ni juste ni injuste, revient à dire en effet que le marché doit être soustrait dans ses effets au jugement humain, qu’il est la nouvelle divinité, le nouveau dieu unique devant lequel il faut s’incliner ».[8]
Ce qui revient à préconiser une dramatique résignation, proprement inhumaine. S’il faut abandonner le « gouvernement des hommes » pour se trouver livré à « l’administration des choses » – pour reprendre la formule des saint-simoniens -, donc pour être soi-même transformé en chose, où est donc le fameux progrès ?
En outre « la dichotomie faite par Hayek entre ordre spontané et ordre institué apparaît finalement comme irrecevable »[9] : car toute l’histoire de l’humanité est faite d’une combinaison des deux.
Alain de Benoist montre d’ailleurs que le marché lui-même ne s’est pas instauré spontanément, mais résulte bien en Europe de l’action de l’Etat naissant, soucieux d’organiser le développement du commerce pour stabiliser l’assiette, toujours fragile, de ses ressources fiscales.
Du bon usage du conservatisme
Le libéralisme ne saurait donc être conservateur.
Comme l’avait bien vu Marx, son incarnation bourgeoise et capitaliste ne peut se développer sans révolutionner en permanence la société. Alain de Benoist analyse d’ailleurs, à la fin de son essai, « le troisième âge du capitalisme » dans lequel nous sommes entrés. Un capitalisme mondialisé, financiarisé, dérégulé et délocalisé, et qui donne naissance à de nouvelles formes d’aliénations contre lesquelles nous sommes de nouveau impuissants.
Et le libéralisme est désormais un bloc économique, politique et « sociétal ».
La droite s’illusionne par conséquent quand elle croit pouvoir distinguer un « bon » libéralisme – économique et anti-étatiste, avant tout pour séduire les milieux économiques – d’un mauvais libéralisme – libertaire et individualiste pour séduire un électorat populaire conservateur.
Est-ce d’ailleurs pourquoi elle ne parvient pas à réunir « les intérêts du peuple et de la bourgeoisie, de ceux qui souffrent le plus du consensus néolibéral et de ceux qui y trouvent finalement leur profit »[10] ?
Alain de Benoist pose d’ailleurs la question : que faut-il vraiment conserver de nos jours, alors que tout a été déconstruit et noyé dans « les eaux glacées du calcul égoïste » ?
***
Il est bien sûr réducteur de prétendre résumer en quelques lignes un ouvrage de 340 pages, aussi riche et qui ouvre autant de champs de réflexion.
C’est pourquoi le plus simple est de recommander la lecture de l’essai Contre le libéralisme qu’Alain de Benoist vient de faire paraître aux Editions du Rocher.
Un ouvrage qu’Emmanuel Macron ne lira certainement pas!
Michel Geoffroy – Polémia
[1] « Contre le libéralisme » Alain de Benoist, éditions du rocher 2019, 19,90 €
[2] Alain de Benoist remarque que le mot d’ordre ni patrie ni frontière semble être apparu la première fois en 1777 dans un livre du physiocrate Guillaume-François Le Trosne
[3] Op.cit. page 21
[4] Op.cit. page 137
[5] Op.cit. page 232
[6] Op.cit.page 216
[7] Op.cit. page 217
[8] Op.cit.page 215
[9] Op.cit. page 222
[10] Op.cit. page 305