On sait que La Fontaine, tout heureux d’avoir découvert un prophète mineur de l’Ancien Testament, demandait toujours au premier venu, dans les salons : Avez-vous lu Baruch ? Pour Baring, je n’aurais pas posé la question aux dames il y a cinquante ans, ni même trente : en France, la collection de poche 10/18 rééditait avec succès ses meilleurs titres. Aujourd’hui c’est en vain, bien souvent, que j’interroge les uns et les autres. Mais il n’est pas trop tard, 70 ans après sa mort, pour découvrir « le délicieux Maurice », delightful M.
Maurice Baring est le huitième des dix enfants de Lord Revelstoke, descendant des frères Baring qui fondèrent en 1762 l’une des plus fameuses banques du Royaume-Uni (1). Né en 1874, polyglotte dès la nursery, Maurice fait des études secondaires à Eton, puis supérieures à Cambridge et, après un détour par Heidelberg et Oxford comme auditeur libre, il devient secrétaire d’ambassade à Paris, Copenhague, Rome. Mais, en 1904, il bifurque vers le journalisme, couvrant la guerre russo-japonaise pour le Morning Post, puis vers la littérature ; en 1914 il s’engage dans le Royal Flying Corps « pour la durée du conflit » ; en 1924, toujours célibataire, il n’est finalement l’auteur que d’assez banals recueils de poèmes, ou livres de voyage et souvenirs d’enfance. Toutefois, il a pris en 1909 « la seule décision que je suis sûr de n’avoir jamais regrettée » : il a quitté l’anglicanisme pour entrer dans l’Eglise romaine, au terme d’une lente évolution encouragée par son ami Hilaire Belloc, connu à Oxford, au temps où tous deux étaient « jeunes poètes » (2).
Et brusquement, alors qu’il vient d’achever une Anthologie de la poésie russe, il publie coup sur coup, en 1924, 1925, 1926, ses trois chefs-d’œuvre : C., Cat’s Cradle [La princesse Blanche], Daphne Adeane [prononcez Daphni Eudiiin]. « Pendant toute la première moitié de sa vie, il a su enregistrer et attendre », dit André Maurois, qui est enthousiaste : « Il n’est pas de livres que je préfère à ces récits fleuves où une paresseuse intrigue vous entraîne en compagnie de personnages complexes ; depuis Tolstoï, Proust et certains romans d’E.M. Forster, je n’avais plus connu ce plaisir. »
On s’arrache donc le « délicieux Maurice », souriant et silencieux, généreux pour ses amis, auxquels il distribue les livres rares de sa bibliothèque. Il publie encore une demi-douzaine de romans (dont deux romans historiques sur la période d’Henry VIII à Marie Stuart). Les anecdotes circulent. Le jeune Evelyn Waugh l’a invité avec Hilaire Belloc à son brillant mariage dans la gentry catholique, en 1937 ; le sacristain, avant de fermer le registre, aurait refait la signature de ces témoins de marque, en maugréant : « Ces deux types ne savent même pas écrire. »
Le plus fort est que l’anecdote a une part de vraisemblance : Baring était déjà atteint en 1937 de la maladie de Parkinson, dont il souffrit de plus en plus jusqu’à sa mort, en 1945.
Entre Wodehouse et Racine
Entrer dans un roman de Baring, c’est débarquer sur une étrange planète, un monde éthéré, feutré. Les messieurs sont membres du Parlement, avec un vieil oncle colonel et un cousin en France ou en Italie. Les jeunes filles font leur « entrée dans le monde » à 18 ans. Elles disent oui à un premier fiancé, sans fortune ou sans avenir, puis acceptent le choix plus glorieux de leurs parents. Début d’une longue traversée qui réserve quelques surprises. Les femmes ont en général trois enfants (on ne sait d’ailleurs pas très bien comment, tant la prose de Baring est pudique : « Les heures passèrent », « Ils perdirent la notion du temps »). Les plus inquiétantes restent au second plan, fomentant leurs intrigues. Les meilleures sont pleines d’affection pour leurs voisins, leurs vieilles tantes, leurs jardins ou leurs chevaux. Elles préfèrent vivre dans un grand domaine de campagne pendant que le mari est à Londres. De délicates nuances distinguent celle qui a vécu en Italie de celle qui a vécu aux Indes. Des messieurs d’âge mûr (souvent des médecins ou des prêtres) conseillent ces jeunes femmes merveilleuses mais malheureuses…
Ce monde est évidemment aussi artificiel que celui de P.G. Wodehouse. Mais chez Baring, les domestiques restent à leur place et les enfants ne viennent pas déranger (3). Les soucis matériels ne troublent personne. Quand vient la ruine, il reste toujours un petit héritage pour survivre, un manoir où finir ses jours. Peu d’action. On parle, on voyage, on se rencontre dans des dîners placés. On évite de décrire des activités professionnelles (même militaires ou diplomatiques). Les dialogues occupent la plupart des pages, ils sont, eux aussi, parfaitement invraisemblables, mais disent tout sur les amours, la morale, la religion des protagonistes.
Au fond, ce monde est celui des tragédies de Racine (mais sans la règle des trois unités !). Seules comptent les grandes passions, amour, haine, ravages de la jalousie, désir de Dieu. Baring élimine même l’ambition et la politique, qui occupent encore quelque place chez Racine. Les arts, en revanche, peinture et surtout musique (ah ! Schubert !) et poésie (de Dante à Swinburne, en passant par Heine), sont très présents, mais plus superficiellement que chez Proust : les personnages d’artistes sont inconsistants. Louis Chaigne, en 1958, dans la série des Convertis du XXe siècle chez Casterman, veut se persuader que la beauté est pour Baring une des grandes portes de la foi. Mais il s’appuie sur le texte d’un certain père Mc Nabb, et non sur les romans de Baring, qui ne disent pas du tout cela.
Une trilogie cohérente
Maurois fit traduire les trois « chefs-d’œuvre » pour les éditions Stock (directeur : Jacques Chardonne, autre grand romancier des malentendus dans le couple marié). Mais il commença par le moins long, Daphne Adeane, en 1928, passa à Cat’s Cradle en 1930 (4) et termina par C. en 1932, non sans l’avoir amputé d’une cinquantaine de pages avec l’accord de l’auteur… alors que c’est Cat’s Cradle qui a cent pages de trop ! Il faut, bien entendu, les lire dans l’ordre originel, car Baring pratique le retour des personnages, comme Balzac : Lord et Lady Henvage par exemple, inspirés des parents de Baring, sont encore là dans le deuxième volume de la trilogie, et Mrs Bucknell fait des ravages jusque dans le troisième.
C., le volume initial, déclencheur, est le plus autobiographique. On suit le héros, Caryl (dit C.) du jardin d’enfants à une courte carrière dans la diplomatie (Rome, et le Paris de la grande Sarah Bernhardt, que Baring a fréquentée et exaltée dans une brève biographie), en passant par Eton, Oxford, Heidelberg, Versailles. C’est l’âge des grandes amitiés, des lectures enthousiastes, des premières amours. C. est victime d’une terrible passion qui le retient à mi-chemin d’une conversion religieuse.
Ce thème de la passion amoureuse destructrice est encore présent dans Cat’s Cradle, où Baring renouvelle en profondeur l’étude de la coquetterie : Blanche Clifford est une Célimène sympathique, au passé douloureux, largement inconsciente de son vice. Mais c’est toujours l’amor sui contre l’amor Dei. Défilent Florence, Rome encore, Séville, Londres enfin, où finit le roman le 31 juillet 1914. Daphne Adeane nous plongera dans la Grande Guerre, jusqu’à l’armistice. L’héroïne (Fanny) est cette fois une figure de femme plus dynamique ; seul le happy end est un peu convenu, comme le portrait de jeune morte (Daphné) qui plane au-dessus du récit.
Comique et apologétique
Les romans de Baring ne sont pas totalement dénués de comique. Celui-ci surgit souvent quand un personnage a été longtemps attendu : le veuf légendaire se révèle un collectionneur de pipes bien propret ; ou le fils prodigue revient, ses parents sont morts, mais ses frères et sœurs se veulent charitables, on tue le veau gras : ils voient entrer un parvenu, qui les traite gentiment de haut, et achète la maison de famille pour sa maîtresse.
Le paradoxe n’est pas seulement que Baring, spécialiste du mariage, amoureux de ses héroïnes, était un célibataire sans histoire, mais encore qu’il reprochait à Belloc son prosélytisme (« Les gens croient que vous faites ça uniquement pour les embêter »), alors que lui-même écrivait les romans les plus apologétiques qui soient. Sans embêter le lecteur, il est vrai. La preuve, Virginia Woolf en redemandait, comme La Fontaine des contes à Charles Perrault : « Je pourrais le lire éternellement, c’est léger, simple, émouvant même… », écrit-elle dans son Journal.
Peut-être parce qu’en dehors des intermèdes liturgiques, toujours brefs, cette apologétique se présente sous forme de discussions intimes : sur l’au-delà, sur la messe, sur l’Eglise, dans C. ; sur la résurrection de la chair encore dans Cat’s Cradle ; sur le divorce et sur le paganisme, sur la foi et la loi, dans Daphne Adeane. Le plus récalcitrant des debaters est Caryl. Au poète Georges Bede (peut-être inspiré par Claudel) qui lui parle du pari de Pascal, il répond : « Croire par crainte me serait odieux. J’ai le plus grand mépris pour la conversion au lit de mort, pour ces débauchés qui, au dernier moment, envoient chercher le prêtre…
— Alors, vous n’êtes pas chrétien en effet, répond Bede. Le christianisme est la religion du repentir, il nous dit qu’on peut revenir sur ses pas, même à la onzième heure. »
C’est décidément une religion qui convient aux romanciers !
(1) La Barings Bank fut dissoute seulement… en 1995, à cause des agissements de son trader à Singapour, Nick Leeson (Kerviel est un petit garçon à côté).
(2) Sur Belloc (de père français, mais poète anglais et député à la Chambre des Communes en 1906) voir Présent du 4 juillet 2009.
(3) Une discrète exception : le majordome Ramiro dans Cat’s Cradle.
(4) Je préfère garder l’intraduisible titre anglais. Mot à mot : Berceau de chat. C’est le nom d’un jeu de figures qui se pratique avec un fil de laine tendu en boucle entre les deux mains (voir démonstration sur You Tube). Blanche Clifford est l’épouse, pendant une de ses trois ou quatre vies, d’un prince romain, – de là le titre français La princesse Blanche.
Robert Leblanc – Présent
(Illustration :Les grands catholiques anglais de 1910, Chesterton, Baring, Belloc, peints par James Gunn entre les deux guerres.
La seconde « glorieuse génération » des écrivains catholiques anglais fut celle de 1930 : Evelyn Waugh, Graham Greene et quelques autres.)