Une réforme de l’orthographe nous est octroyée. Pourquoi pas? Il y en a toujours eu. Mais pourquoi celle-ci laisse-t-elle un arrière-goût, non d’heureuse évolution de la langue mais, une fois de plus, d’abaissement de l’esprit? L’étonnement serait la dernière réaction à s’accorder. Le sacrifice mille fois perpétré des études littéraires en France, le mépris pratique dans lequel nos castes de technocrates les tiennent, les classes-poubelles des lycées qui accueillent les refusés des maths au lieu d’oser l’excellence littéraire, le dégoût de la culture des livres, l’interdiction de hiérarchiser parmi les auteurs du programme les géants et les nains (Proust vaut le dernier torchon), l’élimination du latin et du grec, tout concorde pour mépriser la langue, l’esprit, la culture, et fabriquer des crétins à la botte de l’État, policier des idées autant que des mœurs.
Non, les symptômes ne sont pas ceux d’une évolution de la langue française, mais d’un sabotage, comme des moustaches griffonnées sur la Joconde pour créer un effet de répétition distanciée, et accéder enfin aux tarifs inapprochables du marché de l’art contemporain, la déconstruction étant reconnue un gage de génie.
(…) Bien sûr, toute langue est truffée d’irrégularités, de cicatrices et de pièges. Mais la transmettre en l’abaissant plutôt qu’en cherchant à hisser jusqu’à elle ceux dont l’Éducation nationale a la charge (et le souci parfois paranoïaque) est un constat d’échec, de haine de soi et de mépris des pauvres. Il en va de cette nouvelle réforme comme de l’introduction brutale des termes féminisés (professeure, auteure, écrivaine…): l’incorrection et la vulgarité sont devenues des impératifs littéraires. En admettant que les féminisations fussent nécessaires – pourquoi pas? – il y avait d’autres terminaisons à choisir, plus correctes et plus élégantes, bref, plus françaises (par exemple en -euse ou en -esse). Spectacle d’un goût corrompu, sans compter le défaut d’imagination, mais ce n’est encore qu’une écorce.
Le plus sidérant est l’esprit d’obéissance qui nous saisit. Nous obtempérons avec frénésie, pour ne sembler ni en retard ni a fortiori réactionnaires. Les magazines rivalisent avec les documents officiels pour s’adapter les premiers. C’est donc un religieux, qui a fait vœu d’obéissance (vœu honni de notre culture laïcarde), qui vous le dit: nous obéissons trop. Nous obéissons quoi qu’il arrive, honteux de penser, de compromissions en micro-reniements, jusqu’à la bassesse. Un religieux obéit à son supérieur si celui-ci se conforme lui-même à la règle et celle-ci à la vérité divine. L’obéissance n’est pas à elle-même sa fin dernière. Au contraire, l’Histoire a montré combien l’attraction des lieux de pouvoir sécrétait un esprit de servilité. La rediffusion récente du film Section spéciale, montre (malgré l’éternelle militance anti-institutionnelle de Costa-Gavras) la descente en enfer d’honnêtes magistrats, à qui le régime de Vichy commande de mettre en place des lois rétroactives et des procès iniques de résistants. On les voit s’avilir en direct, une démission de conscience après l’autre. À la Libération, ils ne seront pas sanctionnés. S’agissant d’orthographe, la matière est certes moins grave et les circonstances sans commune mesure, mais le même processus d’abaissement apparaît. N’importe qui est prêt à s’exécuter, dès lors qu’il entend plaire au pouvoir, même légitime. C’est une caricature d’obéissance.
Thierry-Dominique Humbrecht* – Figarovox
* Religieux dominicain, écrivain, théologien, philosophe, lauréat de l’Académie des sciences morales et politiques. Son dernier livre, Mémoires d’un jeune prêtre est paru en 2013 aux éditions Paroles et Silence.