Les mots meurent parce que les usages qu’ils désignent sont abandonnés…

Entre glissements de sens et vocables tombés dans l’oubli, le français a perdu de sa superbe en quatre siècles. Que sont devenus les mots d’antan ?

Une idée simple et efficace consiste à ouvrir un dictionnaire ancien, et à cocher les mots qui sont complètement ignorés de nos jours. Les pertes, les oublis, les changements de sens que l’on constate alors témoignent à l’évidence de la marche de la langue au fil des siècles. C’est l’exercice auquel s’est brillamment livré Jean-Marc Mandosio avec le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière publié pour la première fois en 1690, sous le règne de Mme de Maintenon. Le résultat s’intitule Les Mots obsolètes ; il marque clairement, avec humour, le chemin parcouru par le lexique français au cours de ces tumultueux trois cents ans.
Bien entendu il s’agit d’un choix. Dans l’établissement de son florilège, M. Mandosio a privilégié avec un doigté louable les mots les plus alléchants pour un lecteur d’aujourd’hui. Parmi ceux-là les plus curieux sont les vocables que l’on connaît encore, voire qui appartiennent à l’usage courant, mais qui ont changé de sens à force d’évoluer. L’effet est souvent cocasse ; le mot bouquin pour Furetière désigne «un vieux bouc».
«On appelle figurément un vieux bouquin un homme puant et lascif qui a passé sa vie dans la débauche. On dit proverbialement sentir le bouquin pour dire sentir mauvais.» Toutefois le cher Antoine ajoute la notation qui laisse pointer la modernité: «On appelle aussi de vieux livres fripés et peu connus de vieux bouquins.» Le verbe qui suit précise: Bouquiner «Chercher de vieux livres inconnus et fripés chez des libraires, ou s’amuser à les lire.»

Amusante aussi est l’origine du cadeau (dont l’étymologie est cadena, chaîne). «Grand trait de plume et fort hardi que font les maîtres écrivains pour orner leurs écritures, pour remplir les marges et le haut et le bas des pages.» Pourtant le sens actuel découvre sa racine dans l’idée de «fioriture» qui en dérive: «Se dit aussi des repas qu’on donne hors de chez soi, deçà et delà, et particulièrement à la campagne.

“Les femmes coquettes ruinent leurs galants à force de leur faire des cadeaux.» Et voilà pourquoi votre fille… est muette! Ne parlons pas du congrès, «terme obscène» fort connu, ni du brouillard, qui fut le papier buvard de nos anciens plumitifs: je ne veux pas faire de cacozèle «zèle indiscret et trop ardent».
Parmi les mots disparus pour de bon, certains dévoilent d’antiques usages qui nous étonnent. Une écrenne, «vieux mot qui se disait autrefois de ces maisons que les paysans creusent sous terre et couvrent de fumier, où les filles vont faire la veillée», évoque en fait des hivers terriblement rigoureux du XIVe au XVIIe siècles où la région parisienne subissait des températures de l’ordre de – 15 pendant plusieurs mois, voire – 20 ou – 30, durant lesquels la «rivière de Seine» et ses affluents demeuraient pris par les glaces. Le mot dérive de escreigne ou escriene qui se rencontre déjà en ancien français au sens de «hutte, chaumière» (du latin scrinium, boîte).

Le gibelet était une «espèce de petit foret» plus précisément il s’agissait d’une vrille avec laquelle on pratiquait des donne-vent dans une barrique de vin mise en perce. L’instrument se prêtait déjà à la métaphore: «On dit proverbialement qu’un homme a un coup de gibelet pour dire qu’il est un peu fou.» C’est là l’origine du geste familier qui consiste à se visser l’index contre la tempe pour symboliser le dérangement mental d’un individu quelconque.
Je signalerai aussi les contes de la cruauté ordinaire qui s’enroulent autour de certains mots. Estrapade, «Supplice militaire par lequel on lie les mains derrière le dos à un soldat et on l’élève avec une corde fort haut en l’air, et puis on le laisse tomber jusque près de terre, en sorte que le poids de son corps lui fait disloquer les bras». Ce fut une manière de fabriquer des estropiés ou estropiats juste bons à mendier leur pain.

L’osselet désigne une «espèce de gêne (torture) ou de violence qu’on fait à quelqu’un pour lui faire dire où il a caché son argent, ou pour l’obliger à suivre quand on le mène prisonnier» (Un os de pied de mouton serrait une cordelette passée au pouce de la victime). Quant au cordeau, avant de servir à aligner les salades, il fut une «petite corde avec laquelle on étrangle ceux qui sont condamnés à la potence».

On le voit, les mots meurent parce que les usages qu’ils désignent sont abandonnés. C’est le cas des noms d’outils désuets, de métiers perdus, de pratiques démodées. Les autres disparaissent simplement parce que ce sont les hommes qui meurent, qui les connaissaient. Le vieux verbe médiéval souloir disparut vers la fin du XVIe siècle il signifiait «avoir coutume de» et la raison de ce désamour pour un verbe parfaitement utile n’est pas claire. Faut-il croire qu’il était en concurrence avec son homonyme éthylique saoûler? Mystère…

Pour la disparition du mot convent, lieu de séjour des moines ou des nonnes, terme traditionnel et étymologique, on sait quel caprice le bouta dehors. Il fut banni du bon usage par les Précieuses de la génération 1640-1670, lesquelles le remplacèrent arbitrairement par couvent afin d’éviter la consonance «con-vent» jugée inconvenante dans les ruelles et les salons!
Évidemment le phénomène d’obsolescence dépend en premier lieu de la manière dont évolue la société d’un pays. Si une nation demeure statique, ou évolue lentement d’un seul bloc, les mots ont moins tendance à être rejetés par les effets de mode. C’est le cas des langues à transmission orale qui demeurent relativement intactes au fil des siècles.

Ce fut dans une assez large mesure le cas de l’espagnol ou de l’anglais qui, du XVIe siècle à nos jours, ont moins laissé de vocables en route que le français. La France présente à cet égard le modèle inverse, celui d’une grande disparité sociale qui a causé, historiquement, un emballement de la partie cultivée de la langue assez brusquement coupée de ses racines populaires au milieu du XVIIe siècle.

Le mouvement de centralisation autocratique qui caractérise le règne de Louis XIV eut pour conséquence un clivage important entre la cour et la haute noblesse d’une part, la petite bourgeoisie et le peuple, très diversifié langagièrement, d’autre part. En gros, le français des hautes classes, étant aussi le français littéraire prestigieux, se mit à bouger seul, dégagé de la lourdeur traditionnelle des parlers populaires.
Cette désarticulation sociale donna à notre langue une versatilité étonnante, et inaccoutumée parmi les langues d’Europe. Le mouvement s’accentua au XVIIIe, où le français officiel, diplomatique et littéraire, faisait cavalier seul dans une nation par ailleurs «patoisante», vouée à des formes dialectales ou à des langues différentes, mais plus du tout francophone dans son tissu social au sens large. Au fond, tout se passa pour le français à la manière d’un glissement de terrain qui sépare deux couches géologiques. Ainsi s’explique sommairement la haute dose d’obsolescence frappant notre langue, et qui occasionna le florilège de fleurs séchées concocté par Monsieur Mandosio.
Une obsolescence qui ne tient compte, du reste, que du registre officiel, et néglige la «survie» de bien des mots jusqu’à nos jours ou presque dans les dialectes ou les formes de parlers populaires de l’Hexagone.
L’adjectif méchant a conservé jusqu’à avant-hier le sens que lui donnait Furetière: «Mauvais, qui est dépourvu de bonnes finalités, qui ne mérite aucune estime méchant bois, méchante étoffe, etc.». Le peuple parlait encore naguère d’un «méchant habit». Et pour finir sur un exemple pastoral, je signalerai que la coche, «Truie vieille et grasse qui a eu plusieurs cochons» en 1690, est le terme ordinaire qui désigne aujourd’hui une mère truie dans tout élevage de porcs!

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