♦ Comment un pur produit de l’Establishment – ultralibéral, pro-immigrationniste, atlantiste à tous crins – en est-il venu à incarner une droite décomplexée, patriote et conservatrice ? Pour la revigorer ou pour la neutraliser ?
« Il n’est de richesses que d’hommes ». Valeurs actuelles va peut-être devoir un jour changer sa devise empruntée à Jean Bodin. Non pas tant à cause de la richesse – Yves de Kerdrel, directeur général de l’hebdomadaire depuis fin 2012, a fait de celle-ci un article de foi – qu’à cause des hommes ! Force est de constater qu’il ne montre pas à leur endroit le même empressement. Ce n’est pas tout à fait son violon d’Ingres… sauf s’ils sont milliardaires. L’empathie, cet étonnant phénomène de contagion émotionnelle, ne commence chez lui qu’à partir du neuvième zéro.
Depuis quelques mois, on le voit beaucoup se pavaner sur les plateaux de télévision, au grand désarroi de ses confrères, en grand manitou de la révolution conservatrice en cours. On peine à croire que, sous ces airs lisses et proprets de premier communiant à qui on donnerait le bon Dieu sans confession, se cache le nouveau Louis Pauwels, l’homme qui veut réarmer moralement et culturellement la droite. Eric Zemmour, oui. Patrick Buisson, sans nul doute. Mais Kerdrel, avec sa voix zozotante, son bégaiement irrégulier, sa componction de petit télégraphiste du grand capital ? C’est pourtant lui, le patron chic, bien sous tous rapports, qui a fait ses armes dans le feutré Journal des finances et aux Echos, proche de deux des hommes les plus influents du capitalisme hexagonal, Nicolas Beytout et Marc Ladreit de Lacharrière, qui signe les couvertures chocs de Valeurs actuelles. Citizen Kerdrel. Et il n’a pas le triomphe modeste. Qui l’aurait à sa place ? La crise de la presse ? Très peu pour lui ! L’hebdo qu’il dirige depuis octobre 2012 caracole en tête des ventes grâce à ses choix audacieux de « une ».
Tout assumer, même les idées qu’on ne partage pas
Sa première décision, quand il a pris la direction du titre, fut de commander une étude marketing qualitative auprès de TNS Sofres. Il a raconté dix fois la scène avec gourmandise ; elle fait partie des éléments de storytelling de la nouvelle formule. La méthode ? Observer un échantillonnage de lecteurs de Valeurs actuelles comme s’il s’agissait de précieuses souris de laboratoire. Quatre heures durant, il va scruter les réactions des uns et des autres derrière une glace sans tain. Les « cobayes » ne se font pas prier de pointer la timidité des choix de couverture. L’hebdomadaire venait alors de titrer : « Mariage homosexuel, pourquoi ils disent non » !
– Vous êtes contre le mariage homosexuel ! Alors, dites-le ! s’étrangle le panel de lecteurs. On veut un journal qui assume ses positions plutôt qu’un journal qui se réfugie derrière les avis d’experts !
Il n’en faut pas plus à Yves de Kerdrel pour fixer la nouvelle ligne du journal : tout assumer, même et surtout les idées qu’il ne partage pas.
Etonnamment, cette histoire au marketing bien huilé, racontée à l’envi par Kerdrel, fait ressortir un homme sans convictions (on verra qu’il en a, mais ce ne sont pas celles de ses lecteurs). Ce n’est assurément pas la première fois qu’un patron de presse fait étalage de cynisme éditorial, mais c’est la première fois qu’il l’assume aussi ouvertement. Cela revient à faire de Valeurs actuelles l’équivalent d’une marque de soda ou d’un produit financier conçu par des communicants sans scrupules. Pourquoi pas ? Mais ce coup de force marketing est aussi sa limite. Vient un moment où l’on ne peut plus se contenter d’adopter un discours de bonimenteur comme si on vendait des fixe-chaussettes dans une émission de téléachat, et non pas des idées au sein d’un journal d’opinion.
Attali, l’Attila de la finance
On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment, mais Kerdrel est bien obligé d’en sortir dans sa chronique hebdomadaire du Figaro. Elle donne le ton et la mesure de ses orientations idéologiques : libéralisme échevelé, lobbyisme tapageusement bancaire, ouverture des frontières à tous les vents de la mondialisation. « Arrêtez de tirer sur les riches ! », c’est en substance ce qu’il répète semaine après semaine. Ne le surnomme-t-on pas « l’ami des riches », en pamoison devant Laurence Parisot, la Roselyne Bachelot du Medef ? Voilà trente ans qu’il gravite dans tous les cercles mondialistes, jusqu’au parodique et prototypique Groupe Bilderberg, qui réunit une fois l’an tout le gratin euro-américain.
Mais son bâton de maréchal, il l’a obtenu le jour où Jacques Attali Ier l’a choisi pour être l’un des 43 membres de la Commission pour la libération de la croissance française, dite « Commission Attali » : un Attali qui se souvient de lui comme d’« un garçon ultralibéral tant du point de vue économique que social » à côté duquel Pierre Gattaz ressemblerait à un marxiste-léniniste de la vieille garde ou à un reliquat fossilisé du Front populaire. Naturellement, Kerdrel a « signé des deux mains » le rapport. Le plus beau jour de sa vie ! Il se le remémore comme si c’était hier. Depuis lors, il ne rate jamais une occasion de se solidariser de la Commission et de ses membres, comme liés par un pacte à l’instar des sociétés secrètes balzaciennes.
Antiprotectionnisme, dérégulation, pro-immigrationnisme, c’est là son véritable biotope – et son réseau, dont le ministre de l’Economie Emmanuel Macron, ancien de la Commission, un ami donc, et un obligé. « Pour en finir avec le Macron-bashing ! », titrait-il l’un de ses billets escartefigaresques, en date du 21 octobre 2014, que les valeureux lecteurs de Valeurs actuelles n’ont pas eu le privilège de lire. Et pour cause ! L’hebdomadaire est en pointe dans le « défoulement » (en bon français) anti-gouvernemental. A se demander si Yves de Kerdrel n’est pas l’une de ces créatures bipolaires dont la presse féminine fait grand cas ?
L’homme du Système
En vérité, le journaliste anti-Système est au cœur du système, dans son cœur nucléaire. C’est de lui qu’il tient son mandat. Vues sous cet angle, les « unes » de Valeurs prennent un tout autre relief. La mission de son directeur général ? Siphonner les voix du Front national et transformer le lectorat en réserve de voix pour Nicolas Sarkozy, traité par la rédaction comme le Roi-Soleil (le pauvre Fillon ne peut pas en dire autant). Pourquoi lui ? « Parce qu’il est le principal rempart contre l’émergence du Front national » ! Mieux : c’est « le meilleur aspirateur de voix contre le Front national et c’est ça qui nous intéresse » : une antienne que Kerdrel répète complaisamment, sur tous les tons, non pas dans ses éditos de Valeurs actuelles, mais à des confrères sidérés et esbaudis, journalistes à Marianne, aux Inrockuptibles, à France Inter. Elle aussi a le mérite de la clarté.
Côté cour, il bombe le torse jouant à Superdupont, rempart de la France des invisibles. Côté jardin, le rabatteur électoral du sarkozysme tombe le masque et redevient ce qu’il n’a jamais cessé d’être : un « Young Leader » dûment adoubé par Washington (un agent d’influence, pour user du langage en vigueur au temps de la guerre froide, laquelle a inventé ce programme d’« échanges culturels »). Ce qui n’empêche pas le système de l’attaquer, mais jusqu’à un certain point (et jamais au point de rupture). Qu’on ne s’y trompe donc pas : Kerdrel reste intouchable. Ce que ne sont ni Zemmour, ni Buisson.
Quand la main gauche de Jekyll ignore ce que fait la main droite de Hyde
Pour donner le change, il se dit menacé par le cabinet noir de l’Elysée : « Compte Twitter piraté, écoutes téléphoniques et pneus de voiture crevés ». Ne manquerait plus qu’un sbire de l’Elysée pour assommer notre homme et nous voilà plongés dans une aventure de Tintin ou un roman de Ponson du Terrail ! Résultat : Rocambole a transformé Valeurs en Fort Chabrol, un vrai camp retranché. Pour couronner le tout, il a fait installer des caméras de surveillance dans les couloirs de la rédaction. Très pratique : en attendant une fort peu probable effraction d’hypothétiques barbouzes élyséens, il a tout loisir de « fliquer » des journalistes déjà sous pression.
Alors, qui est le vrai Kerdrel, docteur Jekyll ou M. Hyde ? Celui qui dit être surveillé par l’Elysée pour pouvoir surveiller ses rédacteurs ou celui qui installe des caméras de surveillance parce qu’il est surveillé par l’Elysée ? Qui croire, de l’homme qui préconise lorsqu’il siège à la commission Attali de « relancer l’immigration, source de richesses », ou de celui qui lance dans Valeurs actuelles : « Naturalisés : l’invasion qu’on cache » ? Celui qui veut faire taire ces évêques qui « ont toujours un avis sur tout » dans Le Figaro ou celui qui défend l’Eglise dans Valeurs actuelles ? C’est toujours le même dilemme : ou bien défendre l’intérêt général, ou bien celui du grand capital. Ici encore, ici aussi, il faut choisir : la France ou la finance, tant il est difficile de servir à la fois Dieu et Mammon, comme il est consigné dans les Ecritures.
La métamorphose de Tartuffe est si subite et si tardive qu’on peut légitimement poser la question de sa sincérité, eu égard à son passif. Lui-même en fait l’aveu. Sa vie, ses relations plaident contre ce changement. Comme il l’assurait aux Inrockuptibles, « tous ses amis sont sociaux-démocrates », pas conservateurs, encore moins patriotes et certainement pas décomplexés. Au moins les lecteurs de Valeurs actuelles savent-ils qu’Yves de Kerdrel ne les compte pas au nombre de ses amis. Qu’ils se le tiennent pour dit !
Lu sur Polémia