Les multiples et stimulants débats qui ont suivi les évènements de Charlie Hebdo viennent nous rappeler que, malheureusement, la France fait partie de ces pays qui ont choisi d’imposer des limites étendues à la liberté d’expression. Des limites qui finissent par être perçues comme une obligation d’adhérer à une «version officielle» de l’histoire.
Au plan de la liberté d’expression, plusieurs relèvent ce qui leur paraît un traitement différent du propos controversé.
Alors que la loi semble protéger les caricatures de Charlie Hebdo qui pourtant froissent plusieurs personnes dans leurs croyances religieuses, elle semble impitoyable contre ceux qui expriment une satisfaction à la suite des gestes posés contre les artisans de Charlie Hebdo.
Comment expliquer et justifier le traitement différent réservé à l’humoriste Dieudonné et celui que reçoit Charlie Hebdo?
Bien sûr, la réponse facile et immédiate est que Dieudonné est accusé de répandre des discours antisémites et négationistes. Il y a quelques mois, un juge du Conseil d’État interdisait ses spectacles, non pas directement pour ce motif, mais principalement parce que le juge a estimé que cela pouvait engendrer des troubles à l’ordre public.
Cette semaine, il a été interpellé pour apologie du terrorisme, une infraction récemment introduite en France et qui soulève plusieurs interrogations.
Parmi les griefs que l’on entend souvent, surtout depuis la semaine dernière, il y a celui d’un traitement qui serait différent selon que l’on exprime un propos critique contre l’islam alors que le même propos à l’encontre des autres religions, la religion juive, par exemple, serait plus sévèrement traité.
Faire des lois qui prohibent de parler de ses croyances est en effet une entreprise très difficile dans les sociétés démocratiques.
L’exemple des lois mémorielles, adoptées dans plusieurs pays dont la France illustre combien il est difficile de réguler la parole sans tomber dans un traitement qui paraîtra arbitraire à plusieurs.
En France, et ailleurs, il existe un large consensus pour considérer comme détestable les discours de groupes qui nient l’existence historique de l’Holocauste. On peut en effet très bien comprendre qu’il soit difficile de supporter que des gens viennent prétendre qu’il n’est pas vrai que des millions de juifs et de membres d’autres minorités ont été l’objet de traitements dégradants, déportés, torturés et tués dans des camps de la mort.
Devant ces discours insupportables, on opte pour une loi qui interdit de tenir des propos «négationnistes».
Mais en entrant dans une telle logique d’interdiction du propos qui prétend réviser l’histoire, on s’engage sur une pente très glissante. Car, s’il est détestable de nier la Shoah, au nom de quoi pourrait-on tolérer de nier le génocide arménien, prétendre que la traite des Noirs n’a rien d’un crime contre l’humanité? Et, tant qu’à faire, pourquoi ne pas interdire de raconter que les attentats du 11 septembre 2001 n’ont pas eu lieu?
En fait, les lois qui imposent une vision de l’histoire ou prohibent des interprétations de celle-ci, supposent de mobiliser les ressources de la loi pour imposer une vérité historique.
Or, la vérité historique est un construit qui découle souvent des enjeux du présent. Dans les débats, les uns et les autres proposent leur interprétation du monde et des faits passés. Faire intervenir la loi dans ce genre de questions est s’engager sur une pente qui se révèle vite porteuse de pièges liberticides.
Lorsque la loi entre dans une logique d’interdiction, lorsqu’on commence à prendre pour acquis qu’il est légitime de prohiber par la loi, telle ou telle interprétation de l’histoire, il faut être prêt à expliquer pourquoi telle vérité est déclarée incontestable par la loi et pas d’autres.
Il est alors prévisible que plusieurs qui ne se reconnaissent pas dans cette vérité finissent par considérer que la loi traite de façon différente les gens, en fonction de leurs croyances ou de leurs opinions.
Et de là à décider de défier la loi, il n’y a hélas qu’un pas que certains peuvent être tentés de franchir.