Rédactrice en chef de Clap!, le magazine ciné-séries, Ava Cahen nous propose, avec la sortie de son essai biographique Woody Allen, profession : cynique, une rétrospective sur la carrière déjà bien remplie mais si souvent critiquée du célèbre réalisateur new-yorkais, au moment-même où celui-ci fête ses 80 ans. Exhaustif, complet (et même un peu trop), l’ouvrage se veut classique dans son approche : partir du réalisateur, de sa vie intime, pour mieux aborder ses films en parallèle, au cas par cas, sous l’angle de la philosophie cynique, parfait fil rouge que tire Ava Cahen tout au long de ses 261 pages. Une quarantaine de longs métrages passent ainsi au crible de l’analyse filmique tandis que sont convoqués tour à tour Platon, Antisthène, Diogène, Sloterdijk et même Michel Onfray ! L’auteur du livre nous décrit alors Woody Allen comme un existentialiste, un nihiliste, pour qui « individualisme » rime avec « humanisme », avec quelque part l’idée que les vices personnels feraient les vertus publiques.
Cette conception libérale, très largement résignée, selon laquelle « derrière chaque homme bienveillant se cache le vice », hélas peut sembler bien anxiogène… Ava Cahen le dit elle-même : les héros des films de Woody Allen préfèrent systématiquement sacrifier autrui « plutôt que d’affronter le jugement de ceux qui sont susceptibles de découvrir la vérité sur leur compte ».
Libéral, le réalisateur l’est jusque dans sa peur de la masse, ces « pigeons faciles à berner », aveugles, vulnérables à tous les stratagèmes politiques, et perméables aux idéologies, comme il s’entête à les dépeindre dans Ombres et Brouillard (1991). Ainsi, la volonté de se fondre dans le groupe s’apparenterait presque, selon lui, à une première marche vers le fascisme…
À l’uniformisation de la société, Woody Allen répond alors par le relativisme, l’amoralité, le désenchantement et la déconstruction de toutes les valeurs traditionnelles et des institutions qui les portent : démocratie, religion, mariage, famille. Autant « d’illusions » qui ne reposeraient que sur des préjugés. Pour combattre « la tyrannie de la société », nous dit Ava Cahen, le réalisateur nous rappelle sans cesse que « Dieu est mort » et qu’il convient de se défaire de la morale. Un mode de pensée cynique allègrement répandu de nos jours en Occident, et particulièrement dans les milieux où s’exerce le vrai pouvoir : les métropoles…
Pour autant, l’auteur persiste à voir son idole comme un antimoderne, un homme qui, en dépit de son cynisme, déplorerait le déclin de l’Empire américain, « le déclin de la bonté, de la charité, et de la sensibilité » ! Bossuet lui répondrait que « Dieu rit de ceux qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes »… Car c’est bien là que se situent les contradictions de l’auteur, comme celles du réalisateur ! Le cynisme et son corollaire rationaliste étant à l’origine de bien des maux de la société, envisager celui-ci comme un recours thérapeutique contre la dépression peut paraître illusoire.
En dépit des vertus contestables que l’auteur confère au cynisme, la démonstration film par film d’Ava Cahen ne manque pas de rigueur et se révèle aussi passionnante que réussie – c’est un véritable travail de bénédictin qui a été effectué pour analyser chaque film ! Cependant, l’articulation voulue par l’auteur entre la biographie et la thèse cynique pointe ses limites en cela qu’Ava Cahen n’évite pas toujours l’effet catalogue (inhérent à son approche chronologique et à son refus de la synthèse) ; et que, dans les derniers chapitres, l’auteur se voit tiraillé d’un côté par son travail biographique – qu’il doit mener à son terme autant que faire se peut – et de l’autre par une thèse qui devient plus encombrante qu’autre chose dans la mesure où, depuis Vicky Cristina Barcelona (2008), le cynisme chez Allen a peu à peu laissé place au bon vieux sarcasme (sauf récemment dans L’Homme irrationnel).
Toujours est-il qu’en cette approche des fêtes de fin d’année, Woody Allen, profession : cynique constituera à coup sûr une idée de cadeau idéale pour tout vrai cinéphile, tant sont rares les bons livres en français parus sur le maître.
Pierre Marcellesi – Boulevard Voltaire