Par Alain Sanders
Le 9 février 1953 paraissait, en édition populaire, Koenigsmark de Pierre Benoît. Le « Livre de Poche » était né.
Depuis longtemps, les Français qui aiment aller aux sources de la littérature anglo-saxonne étaient familiers des Penguin Books d’Alan Lane, cet éditeur anglais qui vendait les plus grands noms de la littérature dans les supermarckets. Ils connaissaient aussi les Pockets Books de Simon and Schuster, éditeurs new-yorkais.
Et nombreux étaient ceux qui se demandaient qui – et quand – allait oser en France, opérer une révolution similaire : casser, certes, l’image du livre à couverture cartonnée et à noble papier, mais casser surtout les prix.
Dans les années cinquante, Hachette décide d’envoyer Guy Schoeller – il sera par la suite le génial inventeur de la collection « Bouquins » – aux Etats-Unis. Mission ? Etudier le secret de ces pockets books, de ces livres très bon marché que l’on peut glisser dans sa poche.
A son retour, Guy Schoeller fait un rapport – enthousiaste – au père d’un futur patron de presse et d’édition (Daniel), Henri Filipacchi.
Henri Filipacchi – qui a lancé la collection « Pléiade » avec Jacques Schiffrin et lancera la « Série Noire » avec Marcel Duhamel – est conquis. Reste à convaincre des éditeurs de l’intérêt de mettre à la portée les lecteurs les moins riches, à commencer par les jeunes, des livres qui feront peut-être tordre le nez des bibliophiles coincés, mais enchanteront les vrais amoureux de la lecture et des livres.
Ce ne sera pas chose aisée. Econduit par plusieurs grands éditeurs parisiens, Filipacchi aura l’appui d’un homme intelligent, Gaston Gallimard, qui saisira tout de suite qu’il y a là plus qu’une idée : une trouvaille.
Un livre broché coûte, à l’époque, environ 600 francs (en ces temps bénis, on ne parle pas encore d’euros). Pour être compétitif, le prix moyen d’un livre de poche ne doit pas excéder 150 ou 200 francs. Ce sera le prix de Koenigsmark, le numéro 1 de la collection, paru le 9 février 1953, sous une couverture rutilante que nous avons tous encore dans les mirettes (et, pour les plus soigneux, en bonne place dans nos bibliothèques).
Succéderont à Guy Schoeller, pour un succès qui ne s’est jamais démenti — 700 millions d’exemplaires vendus : Bernard de Fallois, Christian Poninski, Bernard Fixot, Frédéric Ditis, Dominique Goust. On dit aujourd’hui « livre de poche » pour désigner un livre bon marché comme on dit « frigidaire » pour réfrigérateur ou « fermeture éclair » pour ce système de fermeture révolutionnaire.
Ce succès colossal – porté par une formule qui a fait florès : « Tout le monde a lu, lit, ou lira un Livre de Poche » – donnera des idées à la concurrence. Ainsi Gallimard qui vendait, jusqu’en 1970, ses titres à la collection d’Hachette, s’est avisé qu’il pourrait créer sa propre collection « de poche ». Folio était né.
« Gallimard a eu une bonne idée, se dirent à leur tour les Editions du Seuil. Pourquoi pas nous ? » Et ce fut la collection « Points ». Suivie plus tard par la précieuse collection « Bouquins » – mille cinq cents pages, préfacées, présentées, annotées, éclairées, pour un prix modique – de chez Laffont.
En 1963, le rythme mensuel de fabrication du Livre de Poche était passé de 4 à 12 titres et il se vendait 14 millions d’exemplaires par an. Aujourd’hui, le Livre de Poche a publié des milliers de titres et édité 300 nouveautés chaque année. Mais si le Livre de Poche est concurrencé – Hachette n’est plus en situation du monopole : il existe en tout 220 collections « au format de poche » – il continue de se porter solidement.
Et les auteurs ? Ils ont tout de suite compris, il faut bien le dire, l’intérêt de la chose… De façon philanthropique comme Giono – « Le Livre de Poche est le seul moyen de faire pénétrer la culture jusqu’à son ferment le plus fécond : les jeunes hommes pauvres » – ou plus directement intéressée comme ces écrivains qui font stipuler dans leur contrat la parution en « livre de poche » un an après la parution en édition originale…
Hervé Bazin – le seul écrivain vivant au palmarès des dix auteurs les plus vendus – doit, de son propre aveu, tout au Livre de Poche : 9 millions de ses romans y ont été vendus dont Vipère au poing, best-seller absolu depuis 1954.
Mais par-delà les chiffres et les gros sous, qui n’a en sa mémoire tel ou tel titre du Livre de Poche avec, cadeau supplémentaire, d’inoubliables couvertures ?
Celle des Souris et des Hommes de John Steinbeck, qui nous troublait tant ; de Kaputt de Malaparte, livre lu et relu ; du Grand Hôtel de Vicki Baum, avec ce groom qui nous faisait irrésistiblement penser à Spirou ; du Récif de Corail de Jean Manet, où deux vahinés nous entraînaient vers l’aventure et vers l’amour ; du Château des brouillards de Roland Dorgelès, véritable tableau dont j’aimerais connaître l’auteur ; d’un Hemingway de lumière et de sang : Le Soleil se lève aussi (la couverture est signée L.F.) ; de Vol de Nuit de Saint-Exupéry, superbe affiche du recrutement pour s’engager dans l’aviation (et Courrier Sud et Pilote de Guerre…) ; de tous les Jean Hougron – La Terre du barbare, Rage blanche, Les Asiates, Soleil au ventre, Tu récolteras la tempête – que nous n’avons jamais quittés…
Mais il faudrait dire encore combien nous avons aimé relire Pierre Benoit sous des couvertures qui ajoutaient encore au rêve. Souvenez-vous : la colonne de méharistes et cet officier français, gandourah rouge sur les épaules, pour La Châtelaine du Liban ; le personnage désabusé, un éventail et un verre de rhum à la main pour Erromango ; l’allure martiale des cavaliers des Compagnons d’Ulysse ; le prêtre et la jeune cow-girl du Lac salé ; la très sensuelle Antinéa de L’Atlantide ; le jeune officier colonial de Monsieur de la Ferté…
C’est dire combien, attaché à ces couvertures qui sont désormais, dans nos souvenirs, parties intégrantes des romans de Pierre Benoit, nous avons détesté les dessins, photos, graphismes et montages hideux de certaines rééditions : L’Ile verte dans sa réédition de 1967, Fabrice dans sa réédition de 1974, Lunegarde dans sa réédition de 1969, La Sainte-Vehme dans sa réédition de 1983, Montsalvat dans sa réédition de 1970, pour ne prendre que quelques exemples.
Il faut comprendre que pour nous, qui étions internes, le Livre de Poche était le compagnon des bons et des mauvais jours. Quel cafard, quel blues, quel spleen aurait résisté au plaisir d’ouvrir, pendant les heures d’études, un roman à la couverture plus ou moins collée, qui nous emmenait loin des murs gris, du pion renfrogné et de la promiscuité ?
C’était d’ailleurs un des grands plaisirs du jour de sortie, en semaine, que d’aller, entre un grog mal dosé et un chocolat écœurant, s’acheter un – deux, les jours fastes – Livre de Poche. Nos prisons alors étaient des royaumes où régnaient l’aventure et le rêve, le tragique et la dérision, le mystère et le drame. Et malheur au surveillant d’internat qui, poussé par un zèle imbécile, se serait avisé de vouloir confisquer l’ami de papier qui tenait dans nos poches…
Malheur, aussi, à ceux qui n’ont pas su conserver, sur les rayons de leurs bibliothèques devenues plus « riches », l’un ou l’autre – et même plusieurs – de ces vieux compagnons. Reprenez-les parfois. Leur couverture est usée, écornée, vieillie, les pages sont bien près de jouer les filles de l’air, le papier est jauni. Mais écoutez-les de près : l’émotion est intacte.