Par Marie Piloquet
Via Romana s’attache à La Varende, « le dernier féodal » comme le surnommait Brasillach. Ce qui est heureux, l’écrivain n’ayant quasiment pas bénéficié de réédition de ses classiques depuis une cinquantaine d’années, à excepter les publications régulières mais intimes des associations Les Amis de La Varende, puis Présence de la Varende. La maison a publié, depuis 2010, trois séries de ses contes. Et aujourd’hui, parmi la belle centaine de livres dont peut s’honorer l’écrivain, elle a choisi de donner vie nouvelle aux Manants du Roi (1793-1950).
Le recueil a été publié en 1938 chez Plon, proposant des textes qui, pour la plupart, avaient déjà paru dans différentes revues. Il nous plonge au cœur du pays d’Ouche, « cette nature singulièrement personnelle, comme il n’en existe nulle part ailleurs, qui va donner naissance à une race spéciale, ironique, faussement gaie, remarquablement intelligente, téméraire (…) qui se moquera de tout pour ne pas pleurer ». Et qu’il nous donne à regarder vivre, un siècle et demi durant, parmi les hobereaux normands de la famille de Galart, à onze dates plus ou moins clés, qui courent de la mort de Louis XVI jusqu’au milieu du XXe siècle.
« Plus légitimistes que leurs rois »
« Des manants, le beau mot qui réunissait gentilshommes et terriens… de maneo : je reste, je persévère et j’attends. Les autres pouvaient fuir ; pouvaient courir où l’on se divertit : à eux les manants, de continuer, d’assurer. » La Varende célèbre leur entente multi-séculaire, qui survivait aux mondanités et aux révolutions, parce qu’elle baignait dans un « loyalisme à l’état pur, le loyalisme royal ». Envers et contre tout. Et même parfois contre l’Autel. Cette littérature ferait-elle de la politique ? L’on pense en premier lieu au traitement du sort de l’Action Française ; quatre des nouvelles seront écrites sous le choc de sa condamnation en 1926.
L’on y ressent, comme jamais, la souffrance des condamnés de ce qu’il dénomme « l’Energie nationale ». Le cercueil de Mme de Cœurville reste devant la porte close de l’église et le marquis de Ghauville et son fils prient, agenouillés dans la poussière, derrière leurs grilles, au passage de la procession qui n’entre plus dans le parc du château… « Etait-ce possible qu’on en fût là ? Le divorce inexpiable prononcé ? L’association des Fleurs-de-lys et de la Croix n’existait plus ? » Et le jeune Galard de s’enfuir en pleine nuit au volant de sa belle cylindrée, revoir le Cotentin et ses lieux des batailles qui justifiaient sa lignée et son histoire.
La Varende lui-même n’alla plus à la messe qu’à Broglie – il ne reviendra à l’église du Chamblac, son propre château, qu’à la fin de sa vie, lorsqu’un prêtre y rendra hommage à la Tradition. La douleur était celle des nobles tout autant que celle des clercs. « Ces gens ont vu écarteler leur âme » écrira La Varende au directeur desNouvelles littéraires. Lorsque les intérêts de la terre et du ciel se heurtent pareillement, les manants tergiversent et souffrent… mais décident toujours. Il n’y a pas d’arrangement.
Les traditions ne meurent pas
La Varende ne prend pas parti. Il rend compte, par dedans les âmes. C’est d’abord, pour lui, une question de mémoire, « pour que ces choses qui ont fait trembler mon enfance et frémir ma jeunesse, avec moi, bientôt, ne meurent ». Ne pas casser la chaîne, garder intacte la vitalité du souvenir, en peignant merveilleusement cette geste du quotidien, grâce à ces « tournures anciennes bien fruitées, chargées et comme grasses du vieux suc normand », grâce à ce style qu’il voulait éminemment vivant, comme charnel car aimant son objet. A la fois plein de flammes et d’envies, et pourtant retenu par les exigences de la création… « Soigneusement se garder du lyrisme et rester bouillant mais froid », écrivait-il à son ami Hermann Quéru.
D’aucuns ont dénoncé, dans cet « hymne en exil », un pessimisme refoulé. On lui préférera ce « bonheur mélancolique » évoqué dans sa première nouvelle, qui est la simple et si juste conscience du monde, de la puissante réalité de son ordre interne, mais aussi de sa relativité par rapport à l’ordre qui le domine et au Dieu qui le fit. Le bonheur seul tiendrait de la folie, l’unique mélancolie de la lâcheté…
La Varende reste, c’est Anne Brassié qui l’écrivait, « l’aède de sa lignée » et pas seulement de la sienne. On y entend ce que dit la terre dont on veut nous déraciner. Ce que chante le sang dont on veut nous couper. Ce que nous confient nos anciens qu’on veut faire taire. On y ressent comme un manque douloureux de ce qui n’est presque plus dans notre modernité maladive. « Quand on pense, quand on pense à ce qui fut ! L’esprit vous en tourne… » A rebours donc, à nous d’être « cœurus », comme il aimait à l’écrire.
• Les Manants du Roi, éditions Via Romana.