Isolée au cœur de l’océan Indien, la base militaire américaine de Diego Garcia est un point d’appui majeur autant que discret pour toute intervention vers l’Asie centrale et le golfe persique. Cette base aéro-navale abrite en permanence des dépôts de matériels, d’armes et de carburant, et plusieurs dizaines de bâtiments de la marine américaine ainsi « prépositionnés ». Près de quatre mille militaires et employés s’affairent sur cet atoll des Chagos, qui sert également de centre de surveillance des communications et de l’espace.
Dans les années 1960, l’archipel s’était retrouvé au cœur d’une vaste réorganisation du dispositif militaire anglo-américain dans l’océan Indien. L’empire britannique s’apprêtant à retirer toutes ses forces « à l’est d’Aden » et à passer le relais aux Etats-Unis, le Pentagone avait arrêté son choix sur Diego Garcia, l’île la plus vaste de l’archipel (44 km2).
Se posait alors le problème du statut de l’atoll et des soixante-quatre îles de l’archipel rattachées à l’île Maurice, territoire également britannique, mais qui s’acheminait vers l’indépendance. Or les Etats-Unis ne voulaient absolument pas que leurs installations militaires puissent un jour être remises en cause par un futur Etat indépendant.
La cruelle déportation des Chagossiens
Cet archipel était habité… Dès le XVIIIe siècle, les premiers colons européens y avaient implanté des originaires d’Afrique et de Madagascar, pour y exploiter la noix de coco : une petite communauté, paisible et protégée du monde. Mais l’amiral Elmo Zumwalt, chef des opérations de la marine américaine, avait expliqué qu’il « ne souhaitait pas d’habitants susceptibles d’être influencés par la propagande communiste, et pouvant (…) poser des problèmes politiques ».
La Grande-Bretagne répondit à cette double exigence américaine avec empressement. En 1965, l’ensemble de la zone était détaché du territoire mauricien, malgré l’opposition des Nations unies, avec création d’une nouvelle colonie : le Territoire britannique de l’océan Indien (BIOT), loué l’année suivante aux Etats-Unis pour un demi-siècle. C’est alors que les deux mille habitants de l’archipel commencèrent à être arrachés à leur terre natale : des voyages d’agrément, ou pour motif de santé, leurs furent offerts en direction de Port-Louis, la capitale de l’île Maurice, à cinq jours de mer, mais les retours furent empêchés ; et les récalcitrants, dans les îles, se virent progressivement privés de tout moyen de communication et de survie…
En 1971, les premiers militaires américains débarqués à Diego Garcia avaient entrepris à coups de bulldozers la construction de leurs installations. Les Chagossiens étaient déjà devenus une population invisible : leur existence même était niée dans les enceintes internationales, ainsi qu’au Congrès américain et au Parlement britannique. Les documents d’état civil attestant la réalité d’une population autochtone depuis des générations avaient été détruits ou confisqués. Des rumeurs savamment distillées laissaient craindre le pire. Après une intense « guerre psychologique », les derniers occupants de l’archipel avaient fini par être entassés manu militari par centaines dans les cales d’un bateau, sans même avoir la possibilité d’emmener leurs biens, et dispersés aux Seychelles et à Maurice, après une odyssée de plusieurs semaines.
Ces « îlois » clochardisés, refoulés dans les bidonvilles de Port-Louis ou de Victoria, ont fini par briser la conjuration du silence. Plus de trente ans après leur exil, en 1997, une série d’articles retentissants dans le quotidien Le Mauricien, fondés sur des archives officielles britanniques qui venaient d’être déclassifiées, prouva que, originaires d’un territoire encore à ce jour dépendant de Londres, les natifs des Chagos étaient des citoyens britanniques ! Une association — le groupe des réfugiés Chagos (GRC) — s’engouffra dans la brèche, la Grande-Bretagne se retrouvant poursuivie devant la Haute Cour de Londres pour avoir déporté ses propres citoyens. Le 3 novembre 2000, elle sera condamnée à autoriser le retour des Chagossiens dans leur archipel natal.
Au lendemain du procès de Londres, le gouvernement d’Anthony Blair avait promis de financer une visite symbolique de l’archipel et lancé des études de faisabilité pour leur réinstallation définitive. Mais les attentats du 11 septembre à New York et à Washington sont venus compliquer un peu plus le sort des Chagossiens. Tirant prétexte de l’utilisation de Diego Garcia pour les bombardements de l’Afghanistan, les Britanniques ont annulé le voyage symbolique prévu… Les Chagossiens ont dû recourir aux grèves de la faim et aux manifestations pour exiger de la Grande-Bretagne l’emploi immédiat d’un millier d’entre eux sur la base de Diego, et le paiement d’une pension à vie pour chacun des natifs de l’archipel, en compensation de leur exil forcé.
Lancée sur le site de la Maison Blanche à l’initiative du GRC, une pétition avait obtenu en 2012 les 25 000 signatures nécessaires pour permettre au Président américain de se pencher sur le drame des Chagossiens. Or, aussitôt connu l’arrêt rendu le 20 décembre 2012 par la Cour européenne des droits de l’Homme de Strasbourg déclarant irrecevable la plainte des Chagossiens contre les Britanniques pour violation de leurs droits lors de leur déportation, au motif qu’une compensation leur avait été versée par le Gouvernement de Londres en 1982, ” pour solde de tout compte “, la Maison Blanche répondit qu’elle n’avait en l’espèce aucun pouvoir, que cela ressortait de la Grande-Bretagne laquelle exerçait seule la souveraineté sur l’ensemble des îles Chagos dont l’atoll de Diego Garcia.
Un retour très improbable
Contrairement aux déclarations du gouvernement de Londres qui, jusque-là, faisait dépendre le retour des Chagossiens dans leur pays du bon vouloir américain, c’est bien le Gouvernement britannique qu’il fallait convaincre de négocier avec les États-Unis lors du renouvellement du bail en décembre 2016 avec, pour finalité, le retour définitif des Chagossiens, au moins dans les îles de Peros Banhos et de Salomon, dès lors que ces deux territoires échappent au processus de militarisation.
La base aéronavale de Diego Garcia jouant un rôle décisif, étant de plus la plus grande base militaire américaine à l’extérieur des États-Unis… tous les observateurs en géostratégie sont convaincus que le bail sera reconduit pour une période de 20 ans, en décembre 2016.
Les “autoroutes” des hydrocarbures et matières premières stratégiques traversant l’océan Indien paraissent trop importantes pour que l’aigle américain abandonne Diego Garcia.
Dans un tel contexte, les Chagossiens ne sont pas près de rentrer au pays.