La chute de l’oenologue faussaire!

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Pétrus, romanée-conti, château latour… Pendant près de dix ans, Rudy Kurniawan a écoulé des centaines de bouteilles d’exception aux États-Unis. Mais ses grands vins étaient des faux. Démasqué par un vigneron de Bourgogne puis arrêté par le FBI en mars 2012, le faussaire a finalement été condamné à 10 ans de prison, vendredi 8 août 2014, à New York. Comment Rudy Kurniawan en est arrivé là ? Karim Lebhour et Olivier Bouchara racontent comment un néophyte a dupé les collectionneurs et les œnologues les plus avertis.(…)
À 37 ans, Rudy Kurniawan est accusé d’avoir monté une incroyable escroquerie dont les grands propriétaires de Bourgogne et du Bordelais peinent encore à se remettre. Durant près d’une décennie, ce jeune homme aux allures d’étudiant sage a vendu des centaines de bouteilles qui n’avaient d’exceptionnel que le nom et le millésime : pétrus, romanée-conti, château latour, etc. Les meilleurs œnologues le tenaient pour un expert ; les passionnés pour un pair. Lors d’une vente organisée à New York en 2006, ses flacons ont rapporté près de 20 millions d’euros, un record. Personne ne doutait de sa probité, hormis un vigneron têtu et un groupe d’agents du FBI. Le matin du 8 mars 2012, ces derniers ont débarqué par surprise dans sa villa d’Arcadia, une banlieue résidentielle de Los Angeles. Ils y ont découvert des rangées de bouteilles vides, une imprimante laser, des milliers de fausses étiquettes, de la cire à cacheter et des sacs plastiques remplis de bouchons de liège. Au milieu de ce laboratoire figurait aussi une série de fiches recettes d’un genre particulier. Il y était question, entre autres, de l’art d’obtenir un pomerol des années 1940 en mélangeant des vins californiens relativement récents.(…)

L’apparition de Rudy Kurniawan à la table des collectionneurs américains remonte au début des années 2000. À l’époque, peu d’entre eux s’étonnent de voir débarquer un jeune Asiatique sans pedigree œnologique. Il porte des costumes Hermès sur mesure, une montre Patek Philippe et des bottines en crocodile : so what ? Même flanqué d’un caniche blanc baptisé Chloé, il ne détonne guère parmi la nouvelle clientèle d’aficionados. Aux États-Unis, les critiques Robert Parker et Allen Meadows ont transformé les grands bourgognes en objets de luxe : la quête des bouteilles rares est devenue le dernier jeu à la mode chez les millionnaires du web et de l’immobilier. Ils écument les salles de ventes comme des entomologistes en manque, parlent fort et diffusent des photos de leurs trophées sur Internet sitôt les enchères terminées.

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L’une des rares images de Rudy Kurniawan, prise lors d’une dégustation à Los Angeles en 2005 (capture d’écran du site du Los Angeles Times)

Dès 2001, Rudy Kurniawan se fait néanmoins remarquer par son comportement d’acheteur compulsif. On le voit sans cesse chez l’un des principaux détaillants de Los Angeles, où il se lie d’amitié avec un vendeur dénommé Paul Wasserman. Un Américain de 40 ans à la mise avenante, dont le parcours intéressera plus tard le FBI. Il a grandi à Bouilland, un village proche de Dijon. Sa mère, Rebecca, surnommée Becky, fut l’une des premières importatrices de bourgognes aux états-Unis dans les années 1970. C’est souvent Paul qui conseille Rudy, lequel n’hésite pas à dépenser des centaines de dollars pour des merlots californiens. Lors d’une vente à Paso Robles, une ville située à mi-chemin entre Los Angeles et San Francisco, le gamin produit d’ailleurs un certain effet en gardant son paddle levé tout au long de l’enchère. Certains assurent alors qu’il débourse près d’un million de dollars par mois. « Le truc de Rudy, c’était : “Je ne baisse pas les bras tant que je n’ai pas la bouteille” », raconte aujourd’hui Paul Wasserman, de passage à Paris, lors d’un déjeuner au café de la Paix dont il vante « l’exceptionnelle carte de rosés ». «Dans le petit monde des grands crus, ce type est vite devenu une légende, se souvient-il. Tout le monde voulait le connaître. »

Rudy Kurniawan prend pourtant un malin plaisir à brouiller les pistes. Il se présente comme un Indonésien – pardon, un Chinois d’Indonésie. Ses parents possèdent des champs de pétrole. Ou plutôt une licence de bières pour l’Asie du Sud-Est. Heineken. À moins que ce ne soit Guinness. Mais il ne peut pas en dévoiler davantage, parce qu’il doit les protéger. Contre quel danger ? Il ne peut le révéler. Il assure toutefois que sa famille lui donne un million de dollars par mois. Parfois deux. D’ailleurs, il précise que Kurniawan est un nom d’emprunt mais il reste muet sur sa véritable identité. Il s’est installé en Californie pour suivre des études à l’université. Ou entreprendre une carrière de golfeur, ça dépend. (…)

En revanche, il se montre d’une précision irréprochable sur les qualités comparées des grandes appellations. Il multiplie les achats, prend des notes, mémorise tout. Paul Wasserman passe des heures à lui expliquer les subtilités de chaque vin. C’est son professeur particulier en crus millésimés. Il éduque son palais, en lui apprenant à oublier la note d’acidité qui gêne d’ordinaire les néophytes. L’élève se révèle très doué. Après le pétillement des vins italiens, il apprivoise le caractère du pinot gris allemand. Puis le raffinement du haut-médoc. Avant d’arriver au bourgogne : le graal des collectionneurs. Ceux-ci soutiennent qu’il faut des décennies pour déceler les particularités de ce terroir, où deux plants de vignes voisins peuvent donner deux jus différents. Ils assurent aussi que personne ne peut tricher avec ces vins, car chacun provient d’un seul cépage – du chardonnay pour le blanc et du pinot noir pour le rouge – et non d’un savant assemblage comme le bordeaux.

Rudy Kurniawan va cependant troubler leurs certitudes. À peine trois ans après ses premières leçons, il peut disserter sans fin des anfractuosités de la côte de Nuits, cette bande de terre longue de 20 kilomètres et large de 800 mètres, qui s’étend sur seize communes au sud de Dijon. Un « champ de mines », selon l’expression de Robert Parker. Pendant les dégustations en double aveugle, au cours desquelles il faut deviner l’appellation et le millésime, Rudy reconnaît à coup sûr les nectars les plus nobles comme la romanée-conti, le gevrey-chambertin ou le chambolle-musigny. « J’ai vu peu de gens apprendre le bourgogne aussi rapidement que Rudy », dira le critique Allen Meadows. Paul Wasserman confirme : « C’était un garçon extrêmement doué. Il avait une conscience aiguë de l’ensemble du vin et parvenait à ressentir des choses peu accessibles aux autres. »

En 2004, Kurniawan fait la connaissance d’un jeune commissaire-priseur aux manières moins compassées que ses confrères : John Kapon, 32 ans, ancien producteur de hip-hop connu pour son goût de la fête et ses comparaisons douteuses entre le bon vin et la cocaïne. Il dirige alors la maison d’enchères familiale, Acker Merrall & Condit. Entre les deux hommes, c’est l’entente immédiate. On les croise souvent au Cru, un restaurant étoilé de New York doté d’une carte de 150 000 vins, où ils trinquent jusqu’au bout de la nuit. John introduit Rudy auprès d’un club de dégustateurs baptisé du nom du film de Sidney Lumet : Twelve Angry Men (Douze hommes en colère). Une furieuse bande d’accros aux grands crus, dont l’activité principale consiste à siffler des bouteilles hors de prix pour frimer ensuite sur les blogs et les forums spécialisés. (…)

Dans son bureau mansardé de Morey-Saint-Denis, un village de la côte de Nuits, Laurent Ponsot se souvient de son premier échange de mails au sujet de Rudy Kurniawan. C’était en avril 2008, il conversait avec un ami avocat établi à Manhattan, Doug Barzelay.
« Quand ta famille a-t-elle produit les premiers clos saint-denis ?
– Pourquoi tu me poses la question ?
– Une maison d’enchères propose ici un lot de bouteilles allant de 1945 à 1971.
– Impossible ! Nous avons commencé en 1982 ! »
Le jour même, il contactait le responsable de la vente pour le prier de retirer ses bouteilles. Les dates ne collaient pas. C’était forcément une supercherie. Au bout du fil, un certain John Kapon lui répondit de ne pas s’inquiéter : les flacons avaient été certifiés par des experts. Ponsot manqua de s’étrangler. Il prit le premier avion pour New York et pénétra, à peine vingt-quatre heures plus tard, dans le restaurant où se tenait la vente aux enchères. Murmures dans l’assemblée. Le commissaire-priseur avait été informé de l’identité de l’invité surprise, reconnaissable à ses cheveux longs et à sa démarche altière. Au moment de passer aux clos saint-denis, il annonça le retrait du lot : « En accord avec le propriétaire », précisa-t-il sous les lazzis. « C’était surréaliste, se souvient Laurent Ponsot. Sur les tables, il y avait une centaine de fausses bouteilles. Et pas seulement de mon domaine. Il fallait que je comprenne qui avait pu fabriquer tous ces flacons. »(…)

Ce jour d’avril 2008, il fond sur John Kapon dès la fin des enchères pour lui demander des explications. Il veut être présenté sans attendre au propriétaire des bouteilles. L’autre bredouille, élude, finit par proposer un déjeuner. Rendez-vous est pris dès le lendemain chez Jean-Georges, un trois-étoiles tenu par un chef alsacien et réputé pour sa vue sur Central Park. Laurent Ponsot est accompagné de l’avocat Doug Barzelay. John Kapon arrive au côté de Rudy Kurniawan. C’est la première fois que le vigneron rencontre le jeune faussaire. Tout juste sait-il qu’il s’agit d’un riche Indonésien. Ce dernier n’a jamais éveillé la curiosité des producteurs. Chez les collectionneurs, il s’est toujours présenté comme acheteur, jamais comme vendeur. Bien sûr, ses compagnons de dégustations avaient remarqué sa manie de récupérer les flacons vides à la fin des agapes. Il expliquait que c’était pour son musée personnel à Los Angeles ; personne n’y trouvait rien à redire. Le repas n’est pas désagréable. Après les amabilités d’usage, Ponsot demande à Rudy par quel miracle il a dégoté cette série de clos-saint-denis. L’autre affecte un air blasé. « Vous savez, répond-il, j’achète tellement de vins que je ne peux pas me souvenir de tout. » Ponsot insiste. Il fait remarquer que ce millésime est – par définition – introuvable : aucun connaisseur ne pourrait l’ignorer. Le jeune homme en convient. Au dessert, il promet de chercher le nom du vendeur dans ses registres, dès son retour en Californie. « J’étais partagé, se rappelle Ponsot. Je l’ai regardé et je me suis demandé au fond de moi : ce garçon est-il une simple victime ? Ou le principal coupable ? Je n’avais pas la réponse. »

Les semaines suivantes, il interroge ses amis à Singapour et à Taïwan, où réside une bonne partie de la diaspora indonésienne. Ponsot a des connexions dans la région. Des politiques. Des hommes d’affaires. Quand il voyage en Asie, les passionnés de bourgogne lui réservent un accueil digne d’une rockstar : on le paie pour animer des dégustations, on lui demande de signer les étiquettes des bouteilles à la fin des repas, lui-même se flatte de recevoir « deux ou trois demandes en mariage » à chaque voyage. Si la famille de Rudy est si puissante, il le saura vite. Or ses interlocuteurs se montrent circonspects. Kurniawan ? Des champions de badminton, oui. Mais des brasseurs ou des propriétaires de puits de pétrole, non, ça ne leur dit rien.

Le doute commence à s’instiller. De retour à Morey-Saint-Denis, Laurent Ponsot décide de mener sa propre enquête. Il se replonge dans l’œnothèque familiale et étudie les détails de chaque millésime. Le sujet se révèle plus complexe qu’il n’y paraît. D’une année à l’autre, des éléments comme l’encre ou le papier de l’étiquette pouvaient changer. Parce que l’un des fournisseurs avait fait faillite. Ou parce que l’embouteillage ne relevait pas de la science exacte : Ponsot se souvient d’avoir participé au collage des étiquettes quand il était jeune et « elles n’étaient pas toujours très droites ». Même les collectionneurs avertis ne discernent pas systématiquement le faux du vrai : quand le premier verre pique la gorge, ils préfèrent mettre cette déception sur le compte de la malchance. Ou d’une mauvaise conservation. Il y a toujours une part de risque avec ces vieux flacons.

Après des semaines passées dans les archives, Laurent Ponsot acquiert toutefois la conviction de pouvoir repérer une fausse bouteille « quasiment à coup sûr ». Il précise : « Je dis “quasiment” parce qu’il reste toujours une marge d’erreur. » En juin 2008, Rudy ne lui a toujours pas transmis l’identité des vendeurs. Il le relance par e-mail. Poliment, sans le brusquer. La réponse ne tarde pas : « J’ai retrouvé le nom que vous cherchiez. Je vous le donnerai lors de votre prochain passage à Los Angeles. » Heureux hasard, Ponsot doit justement se rendre en Californie. Ils conviennent de dîner dans un restaurant italien. Le soir venu, il pressent que le moment est important. C’est peut-être leur dernière rencontre. Pendant le repas, il tente de photographier subrepticement son invité, en faisant mine de régler son téléphone sur la nappe. Mais à cet instant précis, Rudy amorce un mouvement. Sur le cliché, un verre posé au premier plan dissimule son visage. Rudy lui livre le nom du prétendu vendeur, un certain Pak Hendra en Indonésie, ainsi que ses deux numéros. Ponsot les compose dès le lendemain : le premier aboutit sur un fax, le second sur le standard d’une compagnie aérienne à Djakarta. Quant au nom de Pak Hendra, il apprendra plus tard qu’il est aussi commun que Dupont ou Martin en France. « Rudy Kurniawan s’était moqué de moi, reconnaît-il aujourd’hui. Mais je ne l’ai plus lâché. »

En janvier 2010, un coup de téléphone va lui remonter le moral. Au bout du fil, l’agent James P. Wynne, section investigation du FBI. Il veut l’interroger sur un jeune Chinois nommé Zheng Wang Huang, alias Rudy Kurniawan, entré aux États-Unis avec un visa étudiant en 1998, et en situation irrégulière depuis 2003. Il le soupçonne d’avoir écoulé, sous couvert d’anonymat, des centaines de faux millésimes lors de diverses enchères organisées par Acker Merrall & Condit. 4 700 euros pour un château margaux de 1900, 23 000 euros pour un pétrus 1947 ou encore 37 500 euros pour un jéroboam de romanée-conti 1962. Au total, la fraude porterait sur plusieurs millions d’euros. Ponsot voit les pièces du puzzle s’assembler comme par magie. Il comprend aussi que les agents américains manquent de preuves et de témoins. « Je leur ai tout de suite proposé mon aide. »

De l’histoire des appellations aux particularités des grands crus, il explique le moindre détail, la plus infime évolution. Il organise même un stage de trois jours en Bourgogne pour montrer les caves et les techniques d’embouteillages, au domaine Ponsot comme chez certains confrères prestigieux dont il préfère taire le nom. « Je leur ai donné mes documents, dit-il. En revanche, je n’ai pas pu leur offrir un seul verre. » Pourquoi ? « C’est la règle : si on apprenait au procès qu’ils ont bu chez moi, toute la procédure pourrait être annulée. » On lui demande comment il a réagi en découvrant l’arrestation de Kurniawan. Il esquisse un sourire : « Je me doutais que cela arriverait, mais j’ai été soulagé. »

Des questions restent en suspens : comment un néophyte a-t-il pu fabriquer ces faux grands crus avec autant de précision ? Qui lui a appris à mélanger deux pétrus 1980 et 1985 pour obtenir un magnum de 1983 hors de prix ? Laurent Ponsot a son idée. Sans donner de noms, il assure que Kurniawan a bénéficié de l’aide de deux complices. Paul Wasserman et John Kapon ? On pose la question au premier. Il répond tranquillement : « Oui, j’ai bien connu Rudy. Il avait même promis de m’aider à monter une affaire, mais je n’ai jamais vu l’argent. Quand j’ai découvert son histoire dans les journaux, je n’en suis pas revenu. Comment pouvais-je imaginer sa double activité ? Je ne suis jamais entré dans sa villa d’Arcadia. » John Kapon, de son côté, tente de prendre ses distances avec son ancien associé : « Je coopère avec la justice, il m’est difficile d’en dire plus », nous a-t-il déclaré, avant d’ajouter sur un ton embarrassé : « Nos procédures de contrôles ont quand même été améliorées, pour éviter qu’une telle affaire se reproduise. » Tout juste admet-il que les acheteurs sont désormais plus vigilants sur la provenance des vins.

Dernière interrogation, peut-être la plus gênante : le monde du vin veut-il vraiment connaître la vérité sur Kurniawan ? Selon l’écrivain Benjamin Wallace, auteur de l’ouvrage de référence sur les faux (The Billionaire’s Vinegar, éditions Crown), la réponse ne tombe pas sous le sens : les collectionneurs aiment dépenser des fortunes, et non poser des questions, explique-t-il en substance dans le New York Magazine. Les maisons d’enchères craignent de voir ce business disparaître, à cause des demandes de remboursement. Et la majorité des vignerons refusent de prononcer le mot contrefaçon, de crainte de salir leur réputation. À ces raisons s’ajoute une considération pécuniaire : même s’ils n’osent pas le dire, les propriétaires ont profité de l’effet Kurniawan. Ce dernier a acheté tant de bouteilles qu’il a changé les prix du marché en alimentant la spéculation. Par exemple, comme l’affirme Paul Wasserman, un vieux chambertin du domaine Armand-Rousseau valait 200 euros en 2000 : il ne se négocie pas à moins de 4 000 euros aujourd’hui. « Je sais que certains vignerons ont été gênés par mon combat, soupire Ponsot. Mais c’était la seule manière d’éviter la diffusion du soupçon sur toutes les appellations. »

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