(Photo Artcturial)
Un collectionneur américain vient de s’offrir la «table Centrale», un morceau d’histoire de la création industrielle française créée à une dizaine d’exemplaires dans les années 1950 pour la Cité universitaire d’Antony.
C’est une longue table, dotée d’un pied en tôle (d’acier) pliée et laquée de noir, surmonté d’un plateau en bois recouvert de stratifié noir. Le catalogue de la maison de ventes parisienne Artcurial annonçait sans détour la couleur: la table «Centrale» ou «Trapèze» (1956) «est sans doute la création la plus emblématique de Jean Prouvé.» Une désignation qui avait de quoi faire saliver tout amateur des créations du «constructeur industriel» français. Mais l’estimation particulièrement élevée, entre 400.000 et 500.000 euros, allait décourager certains d’enchérir.
Le résultat exceptionnel d’1,2 million d’euros (frais inclus) déclenche légitimement la question: pour quelle raison une table vieille d’une poignée de décennies à peine, n’ayant appartenu à aucun personnage historique, sur laquelle aucun traité de paix n’a jamais été signé, coûterait-elle aussi cher qu’un appartement d’environ 150m2 à Paris?
C’est dans son piètement sculptural, nous assure-t-on, qu’il faut voir l’exception: pas de pieds-cylindres, parallélépipèdes ou pieds fuselés chers au designer nancéen. Le chantre du «pied compas» a décidé d’innover: la table reposera sur un large piètement barrant son axe. Sa ligne aérodynamique est profilée comme une aile d’avion, autre passion de l’architecte et ferronnier.
«Etant tout jeune déjà en 1914, j’étais un passionné de mécanique, un passionné d’aviation, un passionné de tout ce qui se créait à ce moment-là. A tel point que je n’ai eu qu’une idée, c’est de devenir pilote d’avion et je le suis devenu », s’enthousiasmait Prouvé lors d’une conférence à l’Institut Français d’Architecture en 1983.
Techniquement, c’est aussi une prouesse rendue possible par l’essor de l’industrie de l’acier dans la première partie des Trente Glorieuses. Mais est-ce vraiment dans le caractère inédit de ce piètement qu’il faut voir la justification de l’estimation? Le même catalogue de ventes précise qu’en 1949 déjà, Prouvé imaginait un projet de pupitre pour Electricité de France (voir le croquis reproduit ci-dessus) avec un piètement trapézoïdal en tôle pliée. On retrouve ensuite un pied identique dans la table dessinée par Prouvé pour la bibliothèque de la maison de la Médecine en 1951, «qui servira de matrice» à la table «Centrale» dessinée en 1952, puis livrée en 1956.
Le Graal du collectionneur?
Un exemplaire unique, peut-être? Non, la table longue de 3,30 mètres est incontestablement rare, mais pas unique, ce qu’omettait de mentionner la partie «littérature» du catalogue.
D’après Patrick Seguin, l’un des spécialistes établis du design industriel français du XXe siècle, une dizaine d’exemplaires seulement aurait été réalisée. Le galeriste parisien possède lui-même une de ces tables-Graal, achetée aux enchères à New York en 2008 (environ 300.000 dollars, soient 219.000 euros); les collections du Centre Pompidou en comptent une autre, don du Centre régional des œuvres universitaires et scolaires en 2012. Oui, le CROUS. Car avant de meubler les bureaux new-yorkaisde Martha Stewart, les étagères, les tables et les chaises de Jean Prouvé ont essaimé dans les salles de classes, les bureaux de poste, les usines de la France de l’après-guerre.
Cette fameuse table n’avait pas vocation à devenir une oeuvre iconique du design industriel que s’arracheraient un jour collectionneurs et galeristes en salle de ventes, mais à meubler le réfectoire de la cité universitaire Jean Zay, à Antony (92).
De la « Cité U » au musée
En 1945, le ministère de l’Éducation nationale demande l’étude de la création d’une résidence universitaire « modèle » à Antony. En 1952, une convention est signée entre l’Université de Paris et l’Office HLM du département de la Seine (devenu Hauts-de-Seine en 1968). La maîtrise d’oeuvre est confiée en 1954 à l’architecte et urbaniste Eugène Beaudouin. Ce dernier avait travaillé en 1938 avec Jean Prouvé autour d’un projet de maison démontable. Ils se retrouvent à Antony cette même année, Prouvé remportant, en collaboration avec sa consoeur Charlotte Perriand, l’appel d’offres lancé pour la production de mobilier. Ils meubleront salles communes, restaurants et 150 chambres (la Cité Jean Zay compte alors environ 3000 places, ce qui en fait la plus importante cité universitaire d’Europe).
Serge Mouille, autre designer de l’époque aujourd’hui porté aux nues, sera chargé de dessiner les luminaires. Le duo Prouvé-Perriand imaginera des vestiaires, des bureaux et des lits fonctionnels, épurés, destinés à durer. Tables «Compas» ou fauteuils «Antony», ainsi créés pour meubler les spartiates chambres d’étudiants (Lionel Jospin y séjourna de 1956 à 1959) s’arrachent désormais aux enchères.
La Cité Jean Zay propose aussi, en plus de sa bibliothèque et de ses chambres, des crèches (elle en compta jusqu’à 3), un centre médical, des restaurants – au sein desquels trônait donc la table «Centrale».
Le beau projet ne semble cependant pas tenir ses promesses : dès l’été 1964, 600 millions de francs sont alloués au réaménagement de la résidence, notamment dans le restaurant universitaire. Il faut trouver le moyen d’absorber le bruit, d’isoler la salle des cuisines et transformer son hall en cafétéria d’une capacité de 500 places. Les galeries supérieures accueilleront bureaux et réserves de la bibliothèque : l’espace dévolu au restaurant lui-même est restreint.
Est-ce à ce moment-là que les tables ont été déplacées, stockées (comme l’exemplaire ensuite donné au Centre Pompidou), jetées ou récupérées par quelques curieux au flair opportun ? L’histoire demeure floue, les inventaires du CROUS semblent impossibles à consulter.
Pourtant, la provenance de la table vendue chez Artcurial a pu être retracée, en témoigne la mention publiée dans le catalogue: «un facsimilé de l’attestation de cession par le directeur du CROUS-Académie de Versailles en date du 26 janvier 1983 à l’actuel propriétaire sera remis à l’acquéreur. » Dans les pages du Parisien, la journaliste Pascale Autran rapporte l’anecdote d’un collectionneur bien avisé – et chanceux : à cette même époque, il a pu emporter un lot conséquent de tables «Compas» (qui se vendent aujourd’hui plusieurs dizaines de milliers d’euros pièce) en échange de leur remplacement contre des modèles plus récents.
Phénomène spéculatif
Justifiées, les cotes toujours croissantes des designers industriels du XXe siècle? Ou phénomène spéculatif comparable, si l’on doit rapprocher le marché du design de celui de l’art contemporain, à la folle spirale qu’a connu le chef de file des Young British Artists, Damien Hirst?
Un commissaire priseur œuvrant dans une maison «rivale» d’Artcurial (et qui a souhaité conserver l’anonymat), questionné quant à la valeur raisonnable de la table «Centrale» ou «Trapèze», bottait en touche: «Valait-elle 1,2 millions? La table de Prouvé a tout simplement la valeur que l’acheteur a souhaité lui donner.»
En 2005, une autre table d’un designer européen du XXe siècle établissait chez Christie’s New York un record mondial resté inégalé. La table dessinée par l’Italien Carlo Mollino (1905-1973) pour la Casa Orengo en 1949, estimée entre 150.000 et 200.000 dollars,s’envolait pour plus de 3,8 millions. Nul ne doute que son acquéreur était ravi d’une telle aubaine.
Croquis et photos extraits du catalogue de ventes Artcurial (bibliographie P. Sulzer, Jean Prouvé, œuvres complètes, Editions Birkhauser, 2005 ; D. Clayssen, Jean Prouvé, l’idée constructive,Éditions Dunod, Paris, 1983 ; catalogue d’exposition Calder/Prouvé, Éditions Gagosian gallery et galerie Patrick Seguin, Paris, 2013)