Elle s’abhorrait. Se surnommait le tampon Jex, à cause de ses cheveux qu’elle trouvait trop gras, trop crépus, trop paillasses. Pestait contre son nez, qu’elle jugeait « candide et démesuré » et qu’une opération de chirurgie esthétique rendit plus large et plus inerte : « J’avais donné vingt mille francs pour ressembler à une vieille pierre », se désole-t-elle à la fin de La Bâtarde.
Violette Leduc (1907-1972) savait pourtant que ces défauts apparents cachaient ses qualités premières. Etre le tampon Jex de la littérature, récurer les recoins de sa mémoire jusqu’au sang, offrir au lecteur sa face rêche et revêche, le programme lui plaisait. Avoir du nez, flairer les autres, ne jamais prendre part au moindre jeu de dupes, là résidait sa force. Le paradoxe la nourrissait. La contradiction la tenait en vie.(…)
Aimer des hommes homosexuels (Maurice Sachs, qui l’encouragea le premier à prendre la plume, Jacques Guérin, Jean Genet), aimer des femmes inaccessibles (Simone de Beauvoir, qui l’entretint pour qu’elle puisse écrire, Nathalie Sarraute, la libraire Adrienne Monnier), aimer des jeunes saphiennes (Isabelle, Hermine), son cœur ne battait que pour l’interdit, l’irréalisable, l’anachronique. Sitôt qu’elle entrevoyait l’échec avec cette lucidité implacable, elle allait droit dans le mur, en toute connaissance de cause, et couchait ensuite ses expériences douloureuses sur le papier, sans geindre ni se complaire.
Loin d’être un suicide, l’autofiction fut chez elle une tentative de renaissance sans cesse renouvelée, une fiche d’état civil éternellement mise à jour à coups de graffitis, de rajouts rageurs, une proposition de rachat de ses origines bafouées. Née en 1907 des libertés prises par un bourgeois sur sa femme de chambre, « fruit de la fuite et du mensonge », Violette Leduc vit le jour en toute illégitimité. Sur son acte de naissance, la case vide du nom du père est une béance qui scellera sa vocation d’écrivain. Il manque des mots sur ce document, et cette absence d’écriture administrative sera compensée par une existence d’écriture instinctive.
Tous ses livres évoqueront cette expulsion du ventre maternel dans la honte et le silence, cette sensation d’être de trop, à côté, à part. Les titres parlent d’eux-mêmes : L’Asphyxie, Ravages, La Bâtarde, La Folie en tête, La Chasse à l’amour. Chaotique, cru, instable, traversé de longues pages sans ponctuation, puis soudain haché comme la respiration haletante de la proche délivrance, son style évoquera toujours l’accouchement, l’éclosion suivie de la rupture.
Souvent, le travail sera difficile. « Toute chloroformée d’incapacité », Violette Leduc entrecoupera son récit de considérations sur la difficulté d’écrire, interpellera régulièrement son lecteur au détour du texte, confessera sans ambages ses piètres aptitudes intellectuelles. Dans La Bâtarde, elle raconte comment, dès l’enfance, elle fustigea Jean de La Fontaine et sa personnification des animaux : « Je préférais notre grand voleur de chat maigre et gris, je préférais ma mère le grondant à coups de torchon. Pourquoi rabaisser les animaux jusqu’à notre langage. Ils ont leurs plaintes, ils ont leur cris, ils ont leurs plaisirs, leurs drames, leurs abandons, leurs famines. »(…)
Tout crie à ses oreilles, la nature, les objets, les aliments, les visages. Imprégnés de clairvoyance, d’extralucidité, ses écrits renvoient l’écho acéré de ces voix qui l’assaillent. Violette Leduc se « ramasse » sur elle-même, le mot revient à maintes reprises sous sa plume, puis se redéploie pour offrir sa clairvoyance au lecteur. Son évocation de la campagne de son enfance, ses pages sur la Seconde Guerre mondiale, sa description du Paris des années 50 sont d’une précision documentaire et poétique incomparable.
Violette Leduc écrit souvent dans les bois, ou en blouse de ménagère dans sa cuisine microscopique, ou encore dans la chambre de Jean Marais, chez Jean Cocteau, en qui elle voit un frère de nez, de cheveux, et de frénésie intérieure. Les lieux l’emprisonnent, l’acculent au travail, la poussent vers la vérité. Vérité des sentiments, vérité de son rapport aux autres, qui lui permet de voir à travers eux et de les tenir à distance sans jamais les perdre.
Personne n’a mieux parlé de Simone de Beauvoir (« C’est une voix un peu voilée. C’est un déchirement derrière un écran, c’est une mélancolie au second plan »), de Jean-Paul Sartre (« Il entre au Dôme, à la Coupole, c’est un taureau qui se concentre, c’est un météore. C’est une giclée, c’est de l’impétuosité ») ou de Nathalie Sarraute (« Ce poids, cette lassitude dans ses intonations, ces arrière-plans quand elle cessait de parler, quand elle s’arrêtait en route, quand elle repartait, me fascinèrent immédiatement »).
Ses livres sont des galeries de portraits savoureux, des fourmilières où courent anonymes et célébrités, lancés dans une course à laquelle Violette Leduc ne parvient jamais à se joindre. Nul besoin pour elle de participer au grand jeu de la vie pour oublier l’issue finale, qui surviendra en 1972. Elle est « en faillite », « en suspens », hors du temps. « Vieillir, c’est perdre ce qu’on a eu. Je n’ai rien eu », lâche-t-elle, imparable, dans La Bâtarde. Rien eu. Tout donné. Pas pris une ride.
Bibliographie
L’Asphyxie, 1946
L’Affamée, 1948
Ravages, 1955
La vieille fille et le mort suivi de Les Boutons dorés, 1958
Trésors à prendre, 1960
La Bâtarde, 1964
La Femme au petit renard, 1965
Thérèse et Isabelle, 1966
La Folie en tête, 1970
Le Taxi, 1971
La Chasse à l’amour, 1973
Thérèse et Isabelle, texte intégral de 1954, notes et postface de Carlo Jansiti, Gallimard, 2000
Je hais les dormeurs, illustré par Béatrice Cussol, éditions du Chemin de fer, 2006
Correspondance 1945-1972, lettres choisies, établies, annotées et préfacées par Carlo Jansiti, Gallimard, 2007
La main dans le sac, édition établie par Catherine Viollet, éditions du Chemin de fer, 2014