Depuis sa fondation en 1291, la Confédération helvétique s’est construite par opposition aux pressions hégémonistes des grands Etats qui l’entouraient. La légende de Guillaume Tell a enrobé d’un éclat héroïque et mythologique la lutte longanime d’un peuple de paysans de montagne pour la sauvegarde de ses biens et de ses libertés contre les abus des baillis (préfets) de la maison des Habsbourg, leur pouvoir arbitraire et les taxes tant féodales qu’ecclésiastiques qui étouffaient les populations à la fin du Moyen Age.
Le Pacte confédéral qui scella cette ligue a gravé dans le marbre de l’histoire européenne deux principes altiers et révolutionnaires pour leur temps et pour tous les siècles qui ont suivi : le refus de juges étrangers et l’assistance mutuelle contre toute menace extérieure. Depuis lors et jusqu’à ce jour, à travers les guerres de religion, les pestes, les renversements d’alliances continentales, les campagnes napoléoniennes et les deux guerres mondiales, les Confédérés ont préservé et diffusé par contagion, autour de leur sanctuaire alpin, cette exigence si insolite et si coûteuse. A cause d’elle ou grâce à elle, ils ont vécu à l’écart de la destinée commune des nations voisines qui n’ont connu l’abolition réelle de la société féodale et du servage qu’à partir de l’époque des Lumières.
L’impact essentiel de cette « bande à part » sur les Waldstätten (états sylvestres) et leurs alliés puis compatriotes ultérieurs, des Grisons aux Genevois et des Jurassiens aux Valaisans, tient en une adoption précoce et systématique des principes d’autogestion à l’échelle des communautés de base et de subsidiarité aux échelons supérieurs. Malgré le maintien de lignées nobiliaires et patriciennes, la société suisse est dès ses origines une société égalitaire et démocratique, l’une des rares à avoir dépassé le stade de l’utopie. Sa Landsgemeinde, assemblée publique où l’on vote à main levée, s’est maintenue pratiquement jusqu’à nos jours. Elle est la seule institution de l’histoire moderne qu’on puisse rapprocher de l’agora grecque.
Ce modèle participatif à l’extrême a pour corollaire inévitable un système de défense et de représentation fondé sur la milice, qui demeure malgré ses imperfections le socle de la société helvétique. Celui-ci comprend un droit de référendum et d’initiative étendu (n’importe quel citoyen peut combattre une loi décidée par le parlement ou susciter une consultation populaire pour peu qu’il récolte un nombre minimum de signatures à l’échelon communal, cantonal ou fédéral) qui représente à la fois une lourde charge civique pour les citoyens et une garantie, ou un garde-fou, contre l’arbitraire des élites dirigeantes. La vertu principale de cette disposition consiste dans le fait que l’identification des citoyens avec le système de gouvernance du pays et la légitimité des décisions prises au suffrage universel garantissent une paix sociale que le monde entier nous envie.
Ce droit unique et original permet ainsi aux Suisses d’exercer leur pleine souveraineté populaire jusque dans des sujets qui soulèvent l’aversion massive de la classe médiatique, universitaire, administrative et politique. Ainsi le fameux « non » à l’EEE du 6 décembre 1992, l’interdiction des minarets ou le contrôle des flux migratoires voté le 9 février dernier. En Suisse, l’opposition n’est pas politique, puisqu’en raison de la présence de tous les grands partis dans le gouvernement, toutes les forces politiques sont coresponsables de la gestion. En Suisse, l’opposition est populaire. En effet, c’est le peuple qui, en dernier recours, s’oppose ou décide de ne pas s’opposer. Voilà bien la seule « démocratie populaire » au monde méritant réellement ce nom.
On observe parfois que les diverses communautés linguistiques et confessionnelles de la Suisse vivent dans une sage indifférence les unes vis-à-vis des autres. Il y a du vrai dans cette remarque. La contrepartie du subtil mécanisme de décentralisation helvétique tient dans la prudence diplomatique extrême de son gouvernement, tant en politique étrangère que dans son rapport avec les cantons. Or, le système suisse est si bien fait qu’il continue à fonctionner parfaitement, même avec un gouvernement faible. Les hommes servent et disparaissent en toute modestie, le système, lui, est fait pour durer (ce qu’il fait d’ailleurs depuis plus de 700 ans !)
Quant à la neutralité si chère aux Helvètes, elle a également sa raison historique : grands pourvoyeurs de mercenaires, les Suisses ont compris après Marignan, la guerre de Trente Ans et le traité de Westphalie que la neutralité était la condition sine qua non de leur souveraineté, voire de leur survie, au milieu des grands blocs dont ils s’étaient graduellement détachés. D’où cette tradition de bons offices et d’engagement humanitaire qui leur a valu la confiance de la plupart des puissances qui ont gouverné ce monde.
Communautés à taille humaine
Le tableau que je dresse ici est évidemment le fruit d’une évolution lente, spécifique et somme toute assez laborieuse, qui s’étendit sur sept siècles. Or on me demande souvent – et j’y réfléchis plus souvent encore – si cette expérience si originale peut servir de modèle, ou de piste, pour les nations en crise de la vieille Europe.
Il y a quelques années, on aurait pu s’épargner cet examen. Le projet européen de l’après-1945 avait provisoirement réussi à créer l’ébauche d’une puissance européenne souveraine au niveau continental et relativement équitable et prospère. Or le rêve de Jean Monnet et de ses disciples est en train de virer au cauchemar, un cauchemar qui plus est sans retour. Le recul économique, l’inexistence militaire et diplomatique et le chaos social suscité à la fois par la perte des valeurs identitaires et par des migrations incontrôlées font de la zone ouest-européenne un cul-de-sac beckettien au sein d’un monde en proie à des craquements inquiétants et des remaniements précipités et violents.
A la racine de cette débâcle gît, j’en suis certain, un drame civique et même anthropologique paradoxal pour une région qui fut la patrie des libertés individuelles et des droits humains. Son grave déficit démocratique pouvait aisément être étouffé dans les périodes fastes. En temps de récession, il devient criant et va s’aggravant de jour en jour. Les nations d’Europe s’éveillent de leurs rêves de prospérité dans une situation de colonisés de l’intérieur, gouvernés par une supra-société qui ne les comprend pas, qui les méprise tout en les exploitant, qui promet même, cyniquement, de les remplacer par une main-d’œuvre plus fraîche et malléable, et dont la légitimité vacillante repose sur une mascarade électorale. Les fossés économiques, culturels et sociaux tailladent le continent et le Sud s’emplit déjà de populations autochtones sous-alimentées et qui, partant, n’ont plus rien à perdre. Ailleurs, les Etats nations sont pris en otage par un communautarisme féroce et des banlieues qui menacent de se révolter si le pays hôte ne leur verse plus l’assistance sociale généreuse dont elles abusent.
Dans ce maelström, les recettes modestes mais éprouvées du « miracle suisse » commencent à prendre tout leur sens. J’ai constaté que le simple rappel de ces principes : démocratie directe, système de milice, subsidiarité, responsabilité individuelle, fédéralisme et subsidiarité, a la vertu de susciter une rage, et donc une terreur, irrationnelle chez les eurocrates (y compris ceux portant passeport suisse). Ces concepts leur font peur pour cette raison candide et simple qu’ils incarnent le respect de l’individu, donnent un sens plein et actif à la citoyenneté et ramènent la souveraineté aux échelons qu’elle n’aurait jamais dû quitter : celui de communautés délimitées à taille humaine.
La Suisse des vingt-six cantons s’est construite par bailliages et négociations au gré d’une capillarité qui lui a rallié, progressivement, divers confins d’empires. Au stade de délabrement actuel de l’Euroland, il ne m’étonnerait pas que ce travail d’érosion reprenne aux abords de nos frontières. Il suffit que des sujets de cet empire dressé à rebours du bon sens réclament la restitution pleine et entière de leur dignité de citoyens ! La Suisse est prête à répondre à ce nouveau défi.
O.F.
Membre du parlement suisse et du gouvernement valaisan