Europe / Le multiculturalisme est incontournable !

Au seuil des années 1990, la question de la diversité des cultures n’est posée en Europe ni dans l’opinion ni dans les institutions, l’enjeu est l’intégration, le rapprochement des niveaux de vie, notamment entre le Nord et le Sud, et l’achèvement du marché intérieur. Les programmes européens majeurs contribuent à cette uniformisation des niveaux de vie, les différences des formes de vie ne sont pas un enjeu politique. L’Europe n’est pas envisagée comme un ensemble multiculturel.

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L’élargissement et l’intégration institutionnelle – l’introduction de l’euro, la libre circulation des biens, des capitaux, puis des personnes – s’accompagnent d’une remontée des affirmations identitaires nationales qui s’expriment, dès 1992, avec l’opposition au traité de Maastricht. Les délais d’adhésion des nouveaux entrants en 2004, en partie motivés par l’accroissement des disparités économiques, sont assortis de restrictions sur la circulation des travailleurs. Les tensions se manifestent par le non de la France et des Pays-Bas au traité constitutionnel en 2005.
Bien que le traité ne comporte que la codification des acquis de l’Europe sociale jusque-là dispersés, le non réunit des majorités hétéroclites, puisant à droite et à gauche. L’adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie en 2007 rencontre de l’hostilité et des mesures d’exception. On achoppe sur la question turque. Si l’adhésion de la Croatie s’est faite en 2013, la Serbie et la Macédoine sont écartées pour des raisons spécifiques. Des réserves excluent aussi, pour l’heure, de l’Union les pays pour partie musulmans de l’Europe des Balkans (Kosovo, Bosnie, Albanie). L’intégration dans l’Union d’une Europe postcommuniste et majoritairement slave (exception faite des Roumains et des Hongrois) suscite des rejets dont le motif invoqué est la concurrence sur le marché du travail.

Pourtant, le brassage des cultures nationales par la circulation des personnes reste modeste. La proportion de non-nationaux issus d’un Etat membre vivant dans un autre Etat de l’Union était de 3 % en 2010. Ce ne sont pas tant les mouvements de population entre les Etats en Europe, même après les adhésions à l’Est, que les progrès de l’intégration économique et institutionnelle et l’affaiblissement du rôle des Etats dans le contexte de la globalisation qui ont été des vecteurs de tension.

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UNE VISIBILITÉ NOUVELLE

Mais, en dehors des cercles nationalistes, les abandons de souveraineté ne sont pas une source d’inquiétude. Si l’inquiétude envers une Europe multiculturelle a gagné en popularité, c’est en s’attachant à une autre dimension de la diversité : l’immigration du Sud, à laquelle s’ajoute une hostilité aux Roms. Venue pour une part importante des anciennes colonies, cette immigration, qui se développe depuis les années 1960, a pris, d’abord dans les pays du nord de l’Europe puis dans les pays du sud, une visibilité nouvelle.

Dans un contexte marqué par le chômage, elle fournit une cible. A peine signés, les accords de Schengen paraissent ouvrir l’Europe à l’excès. Ce qui devait concrétiser la libre circulation des personnes, à l’intérieur de frontières communes, crée en fait un club de nations qui se referme sur lui-même et se protège d’abord des immigrés du Sud. De la Suède au Royaume-Uni, de la France à la Finlande, les émeutes dans les banlieues pauvres des grandes villes répondent aux crispations xénophobes et aux expressions d’hostilité symboliques ou pratiques visant les musulmans.

L’entrée en Europe et l’installation des ressortissants non européens, dont on devrait se réjouir, inquiète. Les conditions d’accueil des immigrants du Sud ne sont pas envisagées globalement en fonction des possibilités de l’Union, et restent plus que jamais des prérogatives nationales. On s’obsède sur la porosité des frontières, dont l’île italienne de Lampedusa, les enclaves espagnoles en Afriquedu Nord de Ceuta et Melilla sont les symboles tragiques, alors que les flux migratoires venus des pays tiers sont ténus. C’est dans ce contexte que les déclarations de chefs d’Etat et de gouvernement de grands pays emboîtent le pas de l’opinion et proclament la faillite du multiculturalisme.

Que lui oppose-t-on ? L’énoncé de valeurs communes aux peuples d’Europe. Une convention pour élaborer une nouvelle Constitution a soulevé la question de « l’identité chrétienne » de l’Europe, affirmant implicitement une définition (mono) culturaliste. Que peut signifier une identité européenne au singulier, sinon la prétention de dissoudre la diversité qui prévaut entre les pays et en leur sein dans une culture et une identité uniques ?

Ce n’est pas l’homogénéité de fait qui peut nourrir un projet européen. La diversité linguistique, nationale et culturelle est constitutive de l’Europe. « La question politique de l’Europe, dit le philosophe Etienne Tassin, est celle de l’établissement d’une concitoyenneté qui substitue la coresponsabilité des actions à l’identité des comportements, des croyances ou des moeurs. »

En ce sens, l’Union n’est pas destinée à être un super Etat-nation défini à la manière herdérienne par une culture commune. Elle doit, comme l’union indienne ou les Etats-Unis, tenter d’associer des entités collectives différentes, unies moins par un passé commun que par un projet à réaliser.

Ce projet peut s’appuyer sur un socle minimal de valeurs déontologiques visant àconstituer une société décente, définie par ce qu’elle protège et autorise : la liberté de circulation et de séjour, d’expression et d’association, l’absence de discrimination sur le marché du travail, l’harmonisation des droits sociaux de base.

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UNE LUTTE CONTRE LES DISCRIMINATIONS

C’est une perspective commune sur le respect des libertés publiques, la démocratie, l’équité, la protection de l’environnement, et plus spécifiquement uneaide aux pays les plus pauvres pour accélérer leur développement, et ainsi réduireà la source la pression migratoire, qui peuvent définir une identité politique européenne. La reconnaissance de droits non territoriaux des minorités, sous réserve qu’elle ne limite pas les droits de l’homme, pourrait y figurerAffirmer que les différences culturelles sont une richesse et que leur promotion passe par une lutte contre les discriminations de toute nature, religieuse, ethnique, sexuée, est un programme suffisamment ambitieux. Il n’implique pas non plus de s’engager dans des politiques de quotas dont le bilan, en Inde et les Etats-Unis, s’est révélé mauvais.

Ce programme, qui s’adosse à une reconnaissance explicite de la diversité, exclut un regard neutre et irénique sur les immigrés : oui, il y a des différences de moeurs et parfois de valeurs, mais affirmons qu’il est souhaitable et possible devivre ensemble. Les violences urbaines comme les tendances centrifuges qui se sont manifestées au sein des Etats européens résultent en partie d’un déficit de reconnaissance culturelle. Il est essentiel de dire que les libertés individuelles et collectives, l’expression de leur identité et l’exercice des droits sociaux s’appliquent aux membres des minorités culturelles qui vivent sur le sol européen. Cela ne va pas de soi.

Les droits fondamentaux, la liberté et la sécurité des personnes ont été mis en cause en raison de la confession ou de l’ethnicité dans les Balkans au cours des années 1990. L’intervention serbe en Bosnie, comme l’intervention russe en Crimée aujourd’hui, véhiculent un objectif de purification ethnique. Ce risque est toujours contenu dans la volonté de faire coïncider langue, culture et territoire.

Le multiculturalisme, au sens du vivre-ensemble d’individus et de groupes humains divers, est incontournable.

Hugues Lagrange (Sociologue, auteur du «Déni des cultures» (Seuil, 2010))

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