Expo / Au musée de la Marine / Le prodigieux voyage de l’obélisque

 

Par Samuel

Place de la Concorde, 25 octobre 1836. Le monolithe de 23 mètres se dresse lentement. La foule, massée, écoute les cordes et les poulies craquer sous l’effort, et la voix de l’ingénieur Lebas qui dirige la manœuvre. Il s’est placé de façon à mourir écrasé par l’obélisque si cordes et poutres rompent. Après six ans d’opérations compliquées, de difficultés vaincues, il ne peut imaginer survivre au déshonneur d’un cauchemar : 230 tonnes de pierre basculant et s’écrasant au milieu des Parisiens.

La Restauration avait connu un voyage étonnant : celui de la girafe offerte à Charles X par Méhémet Ali et qui traversa la France à pattes, de Marseille à Paris, en 1827. Deux ans plus tard, Méhémet Ali souhaita offrir à la France les deux obélisques d’Alexandrie. Le vice-roi d’Egypte entendait ainsi remercier l’apport des ingénieurs et officiers français à la modernisation de son pays. Champollion, pour des raisons esthétiques et pratiques, conseilla de prendre ceux de Louxor. Le vice-roi confirma leur donation officielle en novembre 1830. Ce voyage-là sera prodigieux.

Un nom aurait dû passer à la postérité, celui d’Apollinaire Lebas, ingénieur du Génie maritime. Il mit au point et dirigea chaque étape de l’abattage, du chargement et de l’installation de l’obélisque. N’oublions pas d’autres gens de valeur, en particulier Raymond de Verninac Saint-Maur, lieutenant de vaisseau responsable du voyage par mer sur le Louxor, et son second, l’angevin Léon de Joannis. Avec des moyens techniques qui ne différaient guère de ceux qu’avaient employés les Egyptiens quinze siècles auparavant, rencontrant les difficultés inhérentes au projet et les aléas complémentaires tels que choléra, marées contraires, etc., ces Français-là réalisèrent un véritable exploit. La girafe de Charles X a eu son dessin animé ; l’obélisque de la Concorde mériterait un film. En attendant, le musée de la Marine raconte cette épopée.

Six ans de travail

Parvenue à 700 kilomètres dans l’intérieur des terres en août 1831, l’équipe venue de France avec tout le matériel s’installe aux abords de Louxor et se met au travail. Des travaux de terrassement doivent être entrepris pour ouvrir une voie du temple à la grève où attend le Louxor. Le bâtiment, échoué, a été recouvert de peaux de bête arrosées tous les jours pour que la chaleur du soleil ne les déforme. Le Louxor lui-même est étonnant : sa proue est amovible. C’est par là qu’entrera l’obélisque.

Avant cela, on dégage la base des deux obélisques. Car ils sont ensablés, tels que les avait peints F.-C. Cécile lors de l’expédition d’Egypte trente ans plus tôt. L’obélisque occidental, le premier à partir, est enfermé dans un coffrage de bois. Apollinaire Lebas installe un dispositif de cabestans, dont une partie est ancrée à la base du second obélisque qui fait contrepoids. L’abattage a lieu en novembre 1831. Les choses ne se passent pas exactement comme prévu, l’obélisque se couche de travers. De longs jours sont nécessaires à son rétablissement dans le bon axe.

Deux maquettes, l’une réalisée par Lebas, l’autre pour Joannis, permettent de visualiser l’abattage de l’obélisque. Deux autres maquettes (toutes ont été réalisées entre 1839 et 1850) reconstituent l’installation place de la Concorde. Mais ne brûlons pas les étapes. Brûlons plutôt du charbon : le Sphynx, à voile et à vapeur, en consomme 960 kg à l’heure. Il tracte le Louxor et son chargement à travers la Méditerranée, remonte la côte Atlantique, contourne la Bretagne. Le convoi exceptionnel parvient à Rouen. Le voyage a duré d’août 1832 à décembre 1833…

Et ce n’est pas fini ! Rouen-Paris se fait au rythme du halage. Le train de chevaux, suivant les boucles, doit passer d’une rive à l’autre. Août 1834 : Lebas réceptionne son obélisque et procède au déchargement, au niveau du pont de la Concorde.

L’arrivée du monument provoque une publication logorrhéique d’ouvrages et de brochures : on dispute de l’emplacement, des ingénieurs plus ou moins crédibles proposent des systèmes pour l’érection. L’un d’eux ne prétend-il pas lever l’obélisque avec six hommes seulement ? Apollinaire Lebas sera plus réaliste et disposera 350 artilleurs manœuvrant 10 cabestans. Le levage dure de 10 h 30 à 14 h 30, devant 200 000 Parisiens et le roi Louis-Philippe qui apparaît vers midi, lorsque la réussite paraît assurée. Le drapeau français est hissé au sommet de l’obélisque sous les acclamations de la foule.

Et le second obélisque ? On estima, sagement, qu’il pouvait rester là-bas, à Louxor. Théophile Gautier a décrit, dans deux beaux poèmes – « Nostalgies d’obélisques » – le sort malheureux et solitaire de ces frères dépareillés.

• Le voyage de l’obélisqueJusqu’au 6 juillet 2014, Musée de la Marine

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