Un Pékin sur le front : sous ce titre, le dessinateur Sem publie en 1917 ses notes et croquis pris sur le vif lors de plusieurs visites sur le front de la guerre. C’est un ouvrage richement illustré (150 dessins), qui a été réédité en 2014 par les Editions de Paris et en 2015 par ReInk Books mais, à ces rééditions, on préférera l’originale, surtout sur grand papier numéroté et signée de l’auteur. Une très belle édition où les dessins, qu’ils soient en couleurs ou en noir et blanc, sont remarquablement reproduits.
Dans l’avant-propos, Sem présente avec modestie son travail. « Le civil qui vient de passer deux heures dans les tranchées ne me paraît pas avoir suffisamment mérité l’honneur de décrire un champ de bataille ; ou du moins, s’il le fait, doit-il s’en excuser. (…) A côté des combattants, dont nous lisons pieusement les lettres et les récits, le pékin qui a obtenu la rare faveur d’approcher les armées en campagne ne peut prétendre à être autre chose qu’un très modeste tourneur de cinéma. »
On suit donc ce reporter à « Poiluville » et dans la citadelle de Verdun ; dans les secteurs anglais, russes, ou auprès des prisonniers boches. Sem rend hommage à des figures qui ont tenu tête aux Allemands par l’aplomb (sœur Julie, sœur Gabrielle), par les armes (le général Gouraud). Les « faux-fuyards », c’est-à-dire les planqués de l’arrière, ont droit à quelques pages virulentes. Les dessins de poilus, qu’ils soient en cantonnement ou retour du front, parsèment le texte et constituent un vrai document. Mais la violence de la guerre est telle qu’elle est vite indescriptible. Lorsqu’il voit revenir une colonne de poilus des tranchées de Beauséjour, tous transformés en « statues de boue », il note : « Rien, vous m’entendez bien, rien, ni les dessins, ni les photos, ni les descriptions, ne peut donner une idée de cette terrifiante et sublime réalité » (p. 30). La violence de la guerre, Sem la tait. Tout au plus, le sang qui coule est celui des chevaux écrabouillés sur une route par un obus. Au lecteur de deviner l’horreur en voyant passer des brancardiers. « Partout des croix de bois, jusque sur les crêtes, où leurs bras se silhouettent sur le ciel » (p. 29).
Le poilu boueux (page 15).
Les confrères artistes
Dans le chapitre III (« Sur le front du nord, 17 septembre 2015 »), Sem s’interroge sur le costume à adopter pour un civil en vadrouille dans la zone de combat. Cela est l’occasion de mentionner les confrères qui montent aussi au front, et d’en caricaturer quelques-uns :
— François Flameng (1856-1923 ; peintre, graveur, illustrateur), qui a choisi une tenue de colonel belge ;
— Adolphe Brisson (1860-1925 ; journaliste), en garde national ;
— Georges Scott (1873-1943 ; peintre, illustrateur connu pour ses dessins de guerre parus dans L’Illustration), en soldat alpin ;
Un confrère : le dessinateur Jean-Louis Forain (page 56).
Lorsqu’il se présenta ainsi en tenue de campagne devant Pétain, celui-ci eut ce mot : « On dirait un Forain. »
— Giovanni Boldini (1842-1931 ; peintre, illustrateur), qui s’apprête à partir pour la vallée de l’Isonzo en bersaglier ;
— Guirand de Scévola (1871-1950 ; peintre, dessinateur, illustrateur), en « général serbe ».
Ce dernier, que Sem rebaptise Guirand Mucius de Scévola par une référence plaisante à l’histoire romaine, est considéré comme l’inventeur du camouflage dans les premières années de la guerre. C’est pourquoi Sem indique, dans une note à son propos : « On saura après la guerre quel rôle utile et dangereux ont joué les peintres dans la guerre » (p. 53). Présentant quelques essais à l’état-major, Guirand de Scévola convainquit les militaires d’utiliser le camouflage. Il racontera avoir utilisé le principe cubiste de la déformation des objets pour « brouiller » les apparences. Un certain nombre d’artistes enrôlés travailleront à ses côtés, dont Forain, lui aussi mentionné par Sem : « mon grand camarade Forain », qui aurait choisi, lui, un costume de grognard (!). En réalité, Forain est en poilu, c’est ainsi que Sem le représente dans un superbe portrait-charge.
Sem lui-même se représente à plusieurs reprises : autoportrait « au casque » sur la couverture, ou civil ridicule et moqué par un poilu… Autre autodérision : en train de faire le pas de l’oie alors qu’il dessine des prisonniers allemands qui marchent ainsi – mimétisme d’artiste avec son sujet !
Trois de ces dessinateurs, dont Sem lui-même, ont eu une exposition au Mémorial de Verdun en 2013 : « Forain, Scott et Sem, trois illustrateurs de la Première Guerre mondiale ». Sem est également l’auteur d’un second ouvrage, sur la cathédrale de Reims (texte et dessins, paru en 1926).
Les poilus au repos à Poiluville (page 75).
Le fracas
Pour Un Pékin sur le front, Sem a travaillé dans des conditions difficiles, à pied, en voiture : « Je griffonne à la hâte, fiévreusement, entre deux cahots, les notes de couleur, les images qui se bousculent dans mon imagination surexcitée » (p. 28). Au contact du champ de bataille, il tente de le dessiner et de le décrire ; mais il note que « le peintre des batailles a vécu » : « Les temps sont révolus des belles batailles rangées, réglées comme des carrousels. Aujourd’hui un paysagiste suffirait, et le père Corot ferait mieux qu’Horace Vernet. Le grand artiste Flameng, qui ne manque pas de cran, a peint sur nature et en pleine action les sites où se sont livrés les plus fameux combats de la guerre. Eh bien ! vous ne devineriez jamais que ses aquarelles de tout repos représentent des champs de batailles, si elles n’étaient, de-ci, de-là, mouchetées de petits éclats, de petits crachis à la gouache, – couleur sans danger » (p. 160-161).
Il n’a pas échappé à Sem la spécificité de cette guerre, qui est d’être bruyante comme jamais. « Le drame est dans le bruit épique qui s’en dégage. (…) Ces milliers de détonations se cognent aux quatre coins de l’horizon, rebondissent, carambolent furieusement contre les pentes des collines, se renvoyant leurs échos qui roulent et se répercutent à l’infini. (…) Tous ces bruits, brassés par le vent, s’entre-choquent, s’émiettent, se pulvérisent et ne forment plus qu’un agglomérat, une synthèse de tumultes, une épaisse brume de canon qu’on n’entend plus, qu’on respire plutôt, qu’on avale, qui vous pénètre et vous secoue jusqu’aux entrailles… » (p. 162-163). Son récit sur ce point rejoint celui de beaucoup d’autres témoins de cette guerre, moderne jusque dans son fracas abrutissant et inhumain.
Guy Denaere – Présent
En couverture, un autoportrait « au casque »