Giulio De Ligio est chercheur associé au Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron de l’ÉHESS à Paris. Il est professeur à l’Institut catholique de Paris, Sciences-Po Paris et à l’EHESS. Parmi ses derniers articles: «The question of political regime and the problems of democracy. Aron and the alternative of Tocqueville» dans Companion to Raymond Aron (éd.Plagrave 2016). Il a reçu en 2007 le Prix Raymond Aron. Il participera au colloque «Penser la politique par gros temps – Raymond Aron au XXIe siècle» à l’EHESS le 22 et 23 juin. Il contribue à la direction de la Société des amis de Raymond Aron.
En quoi pensez-vous que la pensée d’Aron puisse nous être précieuse aujourd’hui? Peut-il nous aider à comprendre un monde recomposé qu’il n’a pas connu?
Giulio DE LIGIO. – On reconnaît distraitement qu’Aron a vu clair dans un siècle où se tromper fut grave et fréquent, mais on se demande rarement quelle manière de penser avait instruit son jugement et pourrait éventuellement éclairer le nôtre. Pendant les quelques décennies qui ont suivi sa mort, l’évolution du monde s’était une nouvelle fois chargée de répondre aux défis qui avaient exigé auparavant une perspective politique comme celle qu’Aron a illustrée. Son éthique intellectuelle et son approche théorique, pourtant, semblent redevenir singulièrement préceptrices. Aron ne prenait pas le témoignage de bons sentiments ou l’appel mécanique à la nécessité historique pour une pensée politique complète. Sa réflexion philosophique et sociologique me semblent encore contenir les bonnes questions sur notre époque. Nous avons encore tendance à chercher ce que le monde fera de nous et nous ne demandons pas assez ce que nous voulons faire, dans nos circonstances, de nous-mêmes. Or, si Aron n’hésitait pas à souligner le caractère «irrésistible» des tendances économiques et techniques propres aux sociétés modernes, il n’oubliait pas les alternatives permanentes que l’action politique est appelée à affronter, la possibilité des drames, la longue expérience des nations. Cette grammaire de la délibération nous concerne, si du moins on faisait l’effort de l’articuler pleinement.
Raymond Aron est une des rares figures intellectuelles à avoir défendu le libéralisme en France. Comment expliquez-vous que le libéralisme ait si mauvaise presse en France?
La situation du libéralisme est en réalité, je crois, paradoxale. Il n’est pas loin de nous gouverner, mais il ne règne pas sur les esprits. On pourrait dire aussi le contraire. Nous ne sommes plus sûrs que les démocraties parviennent à se gouverner en se voulant simplement libérales et même ceux qui dénoncent le libéralisme radicalisent en effet souvent ses arguments premiers. Je crois qu’Aron représente un libéralisme français, qu’on pourrait qualifier de triste et politique. Il ne souscrirait pas à la dialectique opposant mécaniquement aujourd’hui comme autrefois, les amis immodérés et les ennemis impatients du libéralisme. Quoi que l’on pense de cette famille ou de cette école, il faut lui reconnaître de n’avoir pas escamoté le problème de ce qui tient ensemble les sociétés libres et qui les rend justes. Pour Aron, certains aspects de ce que nous appelons «libéralisme» font partie de l’expérience politique et morale des nations modernes. Á l’ère des tyrannies, il a défendu tout ce que les principes libéraux préservaient des libertés et de la civilisation européenne, mais il n’a pas hésité à souligner leurs limites au cœur même de la Guerre Froide. Sa critique de Hayek des années 1950-1960 a été, à juste titre, commentée de manière diffuse, quoique parfois avec des intentions polémiques ou étrangères au plan où se situait Aron. Il ne visait pas la généalogie du néo-libéralisme, mais l’intelligence et la défense du bon régime de la vie humaine. Les objections qu’Aron adresse au libéralisme essentiellement économique de Hayek, illustrent bien sa pensée proprement politique.
Peut-on définir sa pensée comme «libérale-conservatrice»?
Il y a plusieurs interprétations de son œuvre, qui la rattachent plutôt à des classiques (Aristote, Machiavel ou Weber) qu’à des familles politiques (on en trouve une présentation synthétique et pertinente dans l’Introduction à Aron que Gwendal Châton vient de publier). Je ne suis pas sûr que les étiquettes permettent de saisir la vertu centrale de son œuvre. J’aurais tendance à inscrire en effet Aron dans l’orbite du libéral-conservatisme à la Tocqueville, et jusqu’à un certain point à la Burke, mais en ajoutant que certains aspects de son œuvre ne se caractérisent pas nécessairement par cette tradition. C’est pourquoi sa pensée est beaucoup plus lisible, cohérente, et caractérisée dans sa démarche pratique que quand on en cherche les présupposés fondamentaux. Aron était sensible à l’équilibre, ou au pari, propre à nos démocraties. Nous voulons faire sortir la vie commune de la pluralité, voire du conflit. Mais cette pluralité et ce conflit supposent les cadres et les vertus de la vie commune: «Avant qu’une société soit libre, il faut qu’elle soit». On peut porter l’accent sur un terme ou sur l’autre de cette équation qu’Aron préférait en revanche dérouler entièrement en discutant, ou en affrontant, les différentes épreuves de la vie politique – jusqu’à la guerre. Il y a plusieurs biens à conserver, dont évidemment la liberté.
Raymond Aron se définissait comme un «spectateur engagé». Quel rôle devait selon lui jouer l’intellectuel dans la société?
Leçon peut-être surprenante, son œuvre me semble plutôt inviter les «intellectuels» à ne pas trop s’intéresser à eux-mêmes. Il est cependant indéniable qu’Aron illustre une certaine manière d’entendre la responsabilité publique de la pensée. Elle est double et instable. Aron a essayé de joindre ce qu’il savait difficile à concilier: le souci de la chose politique et la recherche de la vérité. On peut trouver l’équilibre insatisfaisant, car trop ou pas assez «technique», trop ou pas assez «politique», mais nous n’avons pas encore trouvé de conciliation finale. Nous voyons bien l’éducation que la parole publique demande, le risque qu’elle comporte. Aron ne pouvait pas la négliger, même s’il ne la conceptualisait que rarement, car il prenait très au sérieux l’action et les effets des paroles sur les actions. L’épithète célèbre de «spectateur engagé» me semble trompeuse mais elle signale en effet quelque chose de profond qui nous concerne en creux. Aron ne s’en tenait pas à la position «spectatrice» qui voit le cours du monde comme indépendant des actions humaines, cette «position» qui autorise l’ironie perpétuelle des uns et le moralisme angélique des autres. Il n’affirmait pas non plus par la plume un «engagement» qui surmonterait la nécessité en s’abimant dans l’arbitraire. Il essayait d’éclairer les opinions et les actions de la communauté politique. On peut ne pas partager toutes ses conclusions sur les actions qu’il a commentées, mais sa démarche ne semble alors «datée» que pour les cas qu’elle discute et dont elle tire des leçons sur les choses humaines.
Vous allez contribuer à la direction de la Société des amis de Raymond Aron. A-t-il des disciples aujourd’hui? Avez-vous le sentiment qu’il est oublié?
Aron n’est pas oublié, il a sa place d’honneur dans l’Histoire du XXe siècle et dans quelques bibliographies. Cependant, je crois qu’il n’est pas assez lu, discuté ou critiqué. On remarque cependant une inversion de tendance chez beaucoup de jeunes universitaires en France et à l’étranger. On dirait que nos temps de risques anciens et nouveaux incitent à la recherche d’une pensée capable de tenir ensemble les grandes transformations et les alternatives persistantes, et de retrouver les deuxièmes au sein des premières.