Grâce au témoignage d’un des leaders du groupe islamiste, le “Guardian” raconte comment les prisonniers d’un camp irakien ont pu planifier la création de l’EI. Le tout sous le nez de leurs geôliers américains.
Un camp de prisonniers américain en Irak a-t-il contribué à la création de l’Etat islamique (EI) ? C’est ce qui ressort de la lecture d’un long format du “Guardian” (en anglais donc) intitulé “Isis : the inside story” (“EI : l’histoire vue de l’intérieur”) et publié sur le site du quotidien britannique.
Un article qui s’appuie principalement sur le très fort témoignage de Abu Ahmed, jeune djihadiste incarcéré à l’été 2004 à Bucca, au sud-est de l’Irak, et devenu, comme beaucoup de prisonniers détenus en même temps que lui, un des leaders du groupe EI dix ans plus tard.
Abu Ahmed a largement participé au lancement de l’EI, dont il était un des maillons essentiels à ses débuts, écrit en introduction Martin Chulov, grand reporter au Moyen-Orient pour le “Guardian” depuis 2005. Chulov aura eu besoin de deux ans pour finir par convaincre l’homme de s’exprimer publiquement, sans doute motivé par l’évolution inquiétante de l’organisation terroriste et son emprise grandissante sur la région.
Bucca, c’est l’un de ces fameux camps américains (comme Guantanamo ou Abou Ghraib) – décrits parfois comme des camps de concentration – situé près de la frontière koweitienne, qui a abrité jusqu’à 28.000 détenus privés de tous droits, avant sa fermeture en septembre 2009. Une forteresse en plein désert.
Voici quelques extraits de ce remarquable récit au long cours du “Guardian”. De l’arrivée d’Abu Ahmed – son nom de guerre – à Bucca jusqu’à l’évolution de l’EI aujourd’hui, en passant par Abou Bakr al-Baghdadi, nouveau chef de l’Etat islamique, considéré actuellement comme le plus dangereux leader terroriste sur la planète.
A propos de l’arrivée au camp de Bucca, Abu Ahmed raconte à Martin Chulov : “J’avais peur de Bucca pendant tout le trajet jusqu’à ma descente d’avion. Mais quand je suis arrivé là-bas, c’était bien mieux que ce que je m’étais imaginé. A tout point de vue.”
Les premiers contacts entre détenus : “Nous n’aurions jamais pu nous retrouver tous ensemble comme ça à Bagdad ou n’importe où ailleurs. Ca aurait été incroyablement dangereux. Ici (à Bucca), nous n’étions pas seulement en sécurité, mais nous étions également à quelques centaines de mètres de tout l’état-major d’Al-Qaïda.”
Sa première rencontre, en 2004, avec Abu Bakr al-Baghdadi, dans le camp de Bucca : “A l’époque déjà, c’était Abu Bakr. Mais personne n’a jamais pensé qu’il deviendrait un leader”, raconte Abu Ahmed. Pourtant, alors que Baghdadi se montre distant avec les autres détenus, les geôliers américains vont en faire un de leurs interlocuteurs privilégiés pour régler les conflits du quotidien entre prisonniers. “Ca faisait partie de son action”, se souvient Ahmed. “Mais j’avais l’impression qu’il cachait quelque chose, un côté obscur qu’il ne voulait pas montrer aux autres. Il était à l’opposé des autres princes qui étaient beaucoup plus accessibles.”
Chulov dresse ensuite un portrait de Baghdadi, descendant d’une grande lignée et jeune leader d’un petit groupe d’insurgés sunnites – qui se sont dressés contre les forces américaines et la majorité chiite en Irak après la chute de Saddam Hussein. L’homme a fini par gravir les échelons dans l’ombre de l’ancien ennemi public numéro un, Abu Musab al-Zarqaoui, jusqu’à devenir le chef de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), rebaptisé aujourd’hui Etat islamique. Un homme qui en juin dernier s’est autoproclamé “calife” de l’EI, appelant les musulmans du monde entier à lui prêter allégeance.
“Baghdadi était quelqu’un de très calme. Il a du charisme. Vous pouviez sentir qu’il était quelqu’un d’important. Mais il y en avait d’autres qui l’étaient encore davantage”, poursuit Abu Ahmed. Sauf qu’après s’être mis les Américains dans la poche, il a commencé à poser problème. “Plus le temps a passé, plus il s’est retrouvé au centre des problèmes du camp. Il voulait être le leader de la prison. Et quand j’y repense, il a beaucoup appliqué la doctrine ‘diviser pour mieux régner’ pour obtenir ce qu’il voulait, c’est-à-dire un statut. Et ça a fonctionné.”
En décembre 2004, considérant que Baghdadi ne représentait plus aucun risque, les Américains l’ont libéré. Abu Ahmed : “Il était très respecté par l’armée américaine. S’il voulait rendre visite à quelqu’un dans un autre camp, il pouvait, mais pas nous. Et pendant ce temps-là, une nouvelle stratégie, qu’il menait, était en train d’émerger juste sous leurs nez. Et c’était de bâtir l’Etat islamique. S’il n’y avait pas eu de prison américaine en Irak, il n’y aurait pas d’EI aujourd’hui. Bucca était une usine. Elle nous a fabriqués. Elle a construit notre idéologie”.
Les liens entre détenus et l’émergence de l’EI : “En prison, tous les princes se rencontraient régulièrement. Nous sommes devenus très proches entre codétenus. Nous connaissions les capacités de chacun. Nous savions ce que chacun pouvait ou ne pouvait pas faire et comment les utiliser, quelle que soit la raison… Nous avions tellement de temps pour nous asseoir et tout planifier”, explique Abu Ahmed.
C’était l’environnement idéal. Nous avons convenu de nous rassembler une fois dehors. Et c’était simple de garder le contact. Nous avons tous écrits des infos sur l’élastique de nos boxers (caleçons). Quand nous sommes sortis, nous avons repris contact. Tous ceux qui étaient importants pour moi étaient notés sur l’élastique blanc. J’avais leurs numéros de téléphone, le nom de leurs villages. C’était vraiment simple. A partir de 2009, beaucoup d’entre nous ont repris leur activité. Sauf que cette fois, nous le faisions mieux. Les boxers nous ont permis de gagner la guerre.”
Selon le gouvernement irakien, 17 des 25 principaux leaders de l’Etat islamique qui mènent la guerre en Irak et en Syrie ont passé du temps dans les prisons américaines entre 2004 et 2011, écrit le “Guardian”. Certains, transférés des Etats-Unis, ont même bénéficié de spectaculaires évasions, comme celle d’Abu Ghraib en 2013, lors de laquelle 500 détenus se sont évadés, dont de nombreux djihadistes aguerris. De quoi bâtir une armée, renforcée par le recrutement de nouveaux insurgés, motivés à l’idée de combattre les forces américaines, coupables d’abus à tous les niveaux (arrestations, détention, torture…).
En 2010, Martin Chulov expliquait déjà que, selon un général irakien, Ahmed Obeidi al-Saedi, 80% des anciens prisonniers du camp de Bucca rejoignent les rangs des différents groupes terroristes à leur sortie.
A propos de la guerre menée par l’EI en Irak : Abu Ahmed : “Il y avait une raison pour débuter cette guerre. Ce n’était pas parce qu’ils sont chiites mais parce que les chiites ont poussé pour cette guerre. Les Américains leur ont facilité la reprise en main de l’Irak et leur ont donné le pays. Il y avait une coopération entre eux.”
A propos d’Al Zarqaoui et de l’évolution toujours plus meurtrière de l’EI : “Zarqaoui était très intelligent. Il était le meilleur stratège que l’Etat islamique ait eu. Al-Baghdadi était sans pitié. Il est le plus sanguinaire de tous. Après que Zarqaoui ait été tué (dans un raid américain en avril 2010), tous ceux qui aimaient tuer encore plus que lui sont devenus plus importants au sein de l’organisation. Leur compréhension de la charia et de l’humanité était très médiocre.”
Le rôle grandissant de Baghdadi et l’extension du conflit à la Syrie : “Quand la guerre civile en Syrie est devenue sérieuse, ce n’était pas compliqué de transférer toute cette expertise à une autre zone de conflit”, explique Abu Ahmed. “Les Irakiens sont les plus nombreux parmi les militaires ou les chouras de l’EI maintenant. Et c’est à cause de toutes ces années passées à se préparer pour un tel événement. J’ai sous-estimé Baghdadi. Et les Etats-Unis ont sous-estimé le rôle qu’ils ont joué dans ce qu’il est devenu.”
Martin Chulov raconte qu’à travers ses nombreux entretiens avec Abu Ahmed, celui-ci a exprimé le désir de quitter le groupe. Mais il n’a pour l’instant pas osé prendre le risque de franchir le pas.
“La plus grosse erreur que j’ai commise, ça a été de les rejoindre. Ce n’est pas que je ne crois pas au djihad. J’y crois. Mais quelles sont mes autres options ? Si je pars, je suis mort.”
Et sa famille avec lui, probablement. Comme d’autres dirigeants au sein du groupe terroriste le plus dangereux du monde, Abu Ahmed a été pris dans un engrenage, un cercle vicieux, explique Chulov. D’abord la lutte contre une armée d’occupation, et maintenant une guerre qui s’étale sur deux pays.
“Il y en a d’autres qui ne sont pas des idéologues. Des gens qui ont démarré comme moi, à Bucca. Et puis tout ça nous a dépassé. On ne peut plus l’arrêter maintenant. C’est hors de contrôle. Même pour Baghdadi ou l’un de ses proches.”