Expo/ Maurice Denis et Eugène Delacroix – De l’atelier au musée (Vidéo)

Le musée Delacroix n’est pas caché en plein Paris mais il se laisse deviner même quand on y est allé dix fois. Le visiteur doit trouver la place de Fürstenberg. Puis identifier la porte cochère. Passer sous une voûte, et dans la cour, dénicher l’entrée. Enfin, gravir une raide volée. L’y voici. Delacroix a vécu et travaillé là les six dernières années de sa vie. L’appartement, l’atelier – la cour arborée – auraient pu disparaître dans des manigances immobilières. Il n’en a rien été, grâce à des passionnés à la tête desquels figuraient Maurice Denis. Le musée Delacroix leur rend hommage et évoque la piété artistique qui se manifesta à la fin du XIXe et au XXe siècle à l’égard du peintre dit « romantique ».

Delacroix meurt en 1863, sans élèves réels, mais beaucoup de jeunes peintres – en cette année 1863, Cézanne a 24 ans, Redon 23, Gauguin n’en a guère que 15 – admirent sa force créatrice, sa peinture qui, aussi inspirée par la littérature fût-elle (Dante, Shakespeare, Byron…), ne fut jamais illustrative.

Un bouquet et une apothéose

 

Eugène Delacroix, Bouquet de fleurs. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michèle Bellot

 

Cézanne a beaucoup regardé les Delacroix disponibles dans les collections publiques mais aussi privées. Très lié à Victor Chocquet, grand collectionneur de Delacroix, il possédait un splendide bouquet de fleurs (une précédente exposition avait montré Delacroix en peintre de fleurs, Présent du 19 janvier 2013). Volumineux et touffu, ce bouquet semble avoir inspiré directement Degas dont la Femme assise à côté d’un vase de fleurs pourrait bien être une citation en forme d’hommage (1865, Metropolitan Museum of Art), tout comme un tableau de Gauguin (Vase de fleurs, 1896, London National Gallery). C’est d’ailleurs Degas qui acheta ce Gauguin en 1898 auprès de Daniel de Monfreid.

L’hommage direct de Cézanne est une Apothéose de Delacroix, esquissée au début des années 1890. Reprenant le thème religieux de la montée de l’âme, il fait porter par des anges le corps nu du maître, sous les yeux de Victor Chocquet (à gauche sous l’arbre), de lui-même (avec un bâton en main), Monet, et enfin Pissarro (au chevalet). On ne saurait exprimer plus clairement la dette d’une génération.

Gauguin, de son côté, était tout prêt à troquer un de ses tableaux contre une photographie d’un tableau de Delacroix, comme il le demande à Schuffenecker en 1885. Et d’expliquer : « Avez-vous remarqué combien cet homme avait le tempérament des fauves c’est pourquoi il les a si bien peints. Le dessin de Delacroix me rappelle toujours le tigre aux mouvements souples et forts. » Non s’en sans prendre au critique du Figaro : « Il ne pense pas M. Wolff que Delacroix est non seulement un grand dessinateur de la forme mais encore un innovateur, que le trait est chez lui un moyen d’accentuer une idée. Du reste, cela ne s’explique pas ! »

La génération de 1870

Ces artistes passeront le relais à la génération de 1870 : Maurice Denis, Emile Bernard, Edouard Vuillard seront marqués par l’œuvre fière et la vie en retrait d’un peintre qui n’a jamais abdiqué. De cette vie à laquelle ne manquèrent ni la reconnaissance officielle (les grandes commandes), ni le mépris (Delacroix n’entrera à l’Institut qu’à la huitième tentative en 1857), les peintres purent se faire une idée grâce à ses écrits. Philippe Burty publie un recueil de lettres en 1878. Paul Flat et René Piot publient une première édition du journal en 1893-1895. Elle a ses défauts : elle est loin d’être complète et est entachée de nombreuses erreurs de lecture. Mais le journal montre l’artiste peignant et réfléchissant, dans une démarche d’éclaircissement de soi utile aux autres. Denis et Vuillard pratiqueront beaucoup, parallèlement au carnet à dessin, le carnet d’écriture, journalier ou pas, y consignant leurs réflexions.

Emile Bernard, Intérieur arabe. © RMN-Grand Palais (musée du quai Branly) / Droits réservés

Quelques peintres ont fait des copies de Delacroix. François Villot peint La Mort de Sardanapale, Fantin-Latour Femmes d’Alger dans leur appartement. Il s’agit là de la copie « scolaire », fidèle. Odilon Redon, lui, consigne l’essentiel du Triomphe d’Apollon sur une petite toile : comme un relevé lumineux et coloré de ce plafond du Louvre. Les Femmes d’Alger inspireront manifestement des réminiscences chez Emile Bernard (Intérieur arabe), chez Matisse (Odalisque à la culotte rouge).

Fantin-Latour a gardé quelque notoriété de ses tableaux mémoriaux, dont le célèbre Hommage à Delacroix (1864). Maurice Denis à son tour peindra L’Hommage à Cézanne, sur le même modèle : c’est donc aussi, par la bande, un hommage à Delacroix. Sa vraie reconnaissance envers lui sera de fonder à la fin des années 1920 la Société des Amis d’Eugène Delacroix, à la présidence de laquelle il mènera le combat tenace qui permettra de sauver la demeure du maître, qui ouvrit au public en 1932 en tant que « Atelier Delacroix ». Les lieux avaient été entièrement vidés après la mort du peintre. Il n’était pas question de restituer l’ameublement et la décoration, mais de créer un musée. Bien que modeste, il aurait son propre fonds. De généreux donateurs offrirent des peintures, des dessins, des gravures… La collection, de nos jours, est riche de plus de 1 300 œuvres. L’une des acquisitions récentes (2016) qu’on peut voir actuellement est le premier portrait de George Sand peint par Delacroix : elle venait de quitter Musset et n’a pas l’air en forme.

Maurice Denis est un peintre qui, jeune, fut classé parmi les Nabis, comme Delacroix fut classé parmi les romantiques. Ces désignations d’école ont souvent l’air exclusives les unes des autres. Outre que les artistes sont rarement réductibles à des étiquettes, celles-ci n’empêchent pas la piété de s’exprimer. Piété artistique, mais aussi piété d’un lieu : le musée Delacroix en est imprégné, on le doit à Maurice Denis.

  • Maurice Denis et Eugène Delacroix – De l’atelier au musée. Jusqu’au 28 août 2017, musée Delacroix.

Tableau en Une
Paul Cézanne, L’Apothéose de Delacroix. Aix-en-Provence, musée Granet, dépôt du musée d’Orsay.
© RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

Samuel Martin – Présent

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