Van Gogh aurait été assassiné…

Accablée par le soleil, une ombre solitaire s’avance d’un pas lourd vers un champ de blé doré. L’homme porte une toile, un chevalet, un sac de tubes de peinture et arbore une grimace de douleur. Il installe son attirail et se met à peindre fiévreusement, se hâtant de capter la scène des blés qui tourbillonnent avant l’arrivée de l’orage. Des corbeaux belliqueux le harcèlent ; il les chasse d’une main fébrile. Il ajoute à sa toile d’inquiétants nuages et des oiseaux menaçants. Quand il lève les yeux du chevalet, la folie semble habiter son regard. Il se réfugie près d’un arbre et griffonne quelques mots : « Je suis désespéré. Je ne vois aucune autre issue. » La mâchoire crispée, il fouille le fond de sa poche. La caméra enchaîne sur un long plan du champ de blé. Le coup de feu claque et fait sursauter un paysan sur sa charrette. La musique va crescendo, les cymbales retentissent. C’est une scène remarquable, une scène de légende : la mort de l’un des artistes les plus appréciés du monde, le peintre Vincent Van Gogh. L’épisode est tiré de Lust for Life, livre du biographe et romancier Irving Stone (en français : La Vie passionnée de Vincent Van Gogh), paru en 1934 et adapté au cinéma en 1956 par le réalisateur oscarisé Vincente Minelli, avec le charismatique Kirk Douglas dans le rôle principal. Il n’y a qu’un problème : tout ceci n’est que foutaises. Le public, avide de sensationnel, s’extasiant à l’idée d’un artiste capable de se couper l’oreille, a plébiscité la fable d’Irving Stone sur ce prétendu suicide. Mais voilà : elle se fonde sur des faits historiques erronés, une psychologie grossière et, selon une récente expertise irréfutable, sur une autopsie défaillante.

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L’auberge de la famille Ravoux à Auvers-sur-Oise où Vincent Van Gogh est mort le 29 juillet 1890.

Vingt-neuf heures d’agonie
En 2001, quand nous avons eu accès aux archives de la fondation Van Gogh à Amsterdam pour la première fois, nous ne soupçonnions rien de ce qui nous attendait après dix ans passés à essayer d’écrire la biographie de référence sur Vincent Van Gogh. Nous priions simplement qu’il ait été hétérosexuel. En 1998, notre biographie de Jackson Pollock s’était attirée la foudre des critiques parce qu’elle concluait que ce peintre si macho avait des tendances homosexuelles (auxquelles il cédait parfois). Les preuves étaient si convaincantes que nous ne pouvions les passer sous silence. Certains critiques s’étaient offusqués, cette « accusation » n’était pour eux qu’un mensonge éhonté. Ils allaient jusqu’à nous soupçonner d’avoir repeint Pollock en rose parce que nous étions gays nous-mêmes, comme une sorte de cooptation posthume. Cet épisode était ridicule et nous voulions éviter qu’il se répète (au risque de gâcher le suspense : Vincent était on ne peut plus hétéro).

Qui pourrait tenter de se tuer d’une balle dans le ventre ?
Les archives étaient conservées dans un maison de la vieille ville, voisine du musée Van Gogh. On nous avait mis en garde : l’accueil serait glacial. Le peintre est un héros national ; pour qui nous prenions-nous ? Pour commencer, avec ou sans prix Pulitzer, nous ne parlions pas un traître mot de néerlandais. Contre toute attente, Fieke Pabst et Monique Hageman, les deux archivistes, nous ont reçus chaleureusement. Elles ont apporté des piles de documents, toujours accompagnées d’un sourire ou d’un mot d’encouragement – « On s’est dit que cela aussi pourrait vous intéresser. » Nous avons passé des semaines entières à copier des dossiers, dont beaucoup contenaient des pièces en néerlandais que nous avons dû traduire. Il nous a fallu cinq années de travail acharné pour obtenir le privilège de visiter la « chambre forte » qui se trouvait alors dans les entrailles du musée Van Gogh. Contre les murs bétonnés de cette vaste pièce sans fenêtre, éclairée par d’impitoyables néons industriels, s’empilaient des caisses en aluminium destinées à acheminer les oeuvres vers des expositions dans le monde entier. L’ancien directeur des collections du musée, Sjraar Van Heugen, a glissé sur la table une boîte contenant des dessins réalisés par Van Gogh au début de sa carrière.

Il y avait aussi des lettres, les écrits authentiques que nous tenions entre nos mains (gantées). Sur l’un des caissons, le fameux bol en cuivre représenté dans l’une de ses plus célèbres natures mortes. De l’autre côté, le nu en plâtre qui figure sur des dizaines de dessins et peintures. Nous avons soudain pris conscience que nous étions là dans l’imaginaire de Van Gogh, entourés des objets de sa vie quotidienne et nous nous sentions sous son charme quasi religieux. En même temps, notre plongée dans les archives commençait à saper l’un des piliers de cette foi : les circonstances de la mort de l’artiste. Van Gogh n’a rien écrit sur ses derniers jours. Contrairement à ce que montrait le film, il n’a pas laissé de mot d’adieu. Surprenant de la part d’un homme qui a entretenu toute sa vie une correspondance florissante. Les griffonnages, prétendument retrouvés dans ses vêtements après sa mort, n’étaient en réalité que le brouillon d’une dernière lettre à son frère Théo, postée le jour du coup de feu, le 27 juillet 1890. Le texte était enjoué, pour ne pas dire optimiste. Van Gogh avait commandé une grande quantité de peintures, quelques jours à peine avant qu’une balle lui perfore l’abdomen. Le projectile ayant raté les organes vitaux, il a agonisé pendant vingt-neuf heures. Aucun des témoignages recueillis dans les jours qui ont suivi ne mentionnait le suicide. Ils disaient seulement que Van Gogh « s’était blessé ». Les habitants d’Auvers-sur-Oise, où il a passé les derniers mois de sa vie, ont délibérément gardé le silence sur ces événements. Malgré la foule estivale dans les rues ce 27 juillet, personne ne semblait avoir vu Van Gogh lors de sa dernière promenade. Personne ne savait où il avait pu se procurer un revolver ; personne n’a admis avoir trouvé l’arme ensuite, pas plus qu’aucune des affaires qu’il avait emportées (toile, chevalet, peinture…).
Les médecins présents à son chevet, un obstétricien et un homéopathe, n’ont trouvé aucune explication à ses blessures. Et quand bien même… Quels que soient ses tourments, qui pourrait tenter de se tuer d’une balle dans le ventre ? Pourquoi se traîner sur plusieurs kilomètres jusqu’à sa chambre, tordu par la douleur du coup de feu, au lieu de s’achever d’une seconde balle ?

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Portrait d’Adeline Ravoux, qui, à 76 ans, relaya la thèse du suicide.

Le principal colporteur de la thèse du suicide, son ami Émile Bernard, a écrit la première version de ce sacrifice artistique dans une lettre à un critique dont il convoitait les faveurs. Deux ans plus tôt, quand Van Gogh s’était coupé un bout de l’oreille gauche, il avait déjà échafaudé un récit totalement imaginaire qui le plaçait au coeur de cette histoire sensationnelle : « Mon meilleur ami, mon cher Vincent, est fou, écrivait-il déjà à ce critique. Depuis que je m’en suis rendu compte, je suis presque fou moi-même. » Bernard était absent le jour du tir mortel mais il a assisté à l’enterrement. Selon des témoignages plus tardifs – pas toujours fiables – la police a brièvement enquêté sur le coup de feu mais il n’en subsiste aucune trace. Le gendarme qui a interrogé Vincent sur son lit de mort lui aurait ouvertement demandé : « Avez-vous essayé de vous suicider ? » et aurait recueilli cette réponse équivoque : « Je crois. » Ce récit, comme la plupart des premiers témoignages qui évoquent une tentative de suicide ratée, provenait essentiellement d’une seule et même personne : Adeline Ravoux, la fille du propriétaire de l’auberge du même nom, où Van Gogh séjournait à Auvers et où il est mort. Adeline avait 13 ans en 1890. Ses propos n’ont été recueillis officiellement qu’en 1953. Son témoignage reposait alors sur ce que son père, Gustave, lui avait raconté un demi-siècle auparavant. Son histoire changeait à chaque fois qu’elle la répétait, prenant un ton plus romanesque, s’enrichissant même, parfois, de dialogues. À la même époque, un autre témoin est apparu : Paul, fils de Paul Gachet, l’homéopathe qui avait posé pour l’un des célèbres portraits de Van Gogh. Le jeune Paul avait alors 17 ans. Il a passé sa vie à exagérer l’importance que son père et lui avaient eue dans l’existence de l’artiste ainsi que la valeur des tableaux qu’ils avaient « trouvés » dans le studio de Van Gogh quelques jours après sa mort. C’est lui qui a suggéré que le coup de feu avait eu lieu dans les champs de blé près d’Auvers. Même le fils de Théo Van Gogh, filleul de Vincent, qui a fondé le musée, a qualifié le jeune Paul Gachet de source « extrêmement douteuse ». Mais, lorsque ces rapports tardifs ont émergé, la fable d’Émile Bernard avait déjà marqué la légende Van Gogh, grâce à Irving Stone et à son épopée romancée.

Le costume de Buffalo Bill

Comment la thèse du suicide a-t-elle pu résister au manque cruel de preuves ? Il faut avouer que Van Gogh est mort au bon moment. Le milieu artistique lui tendait enfin les bras. Quelques mois plus tôt, un influent magazine d’art parisien avait publié un article outrageusement élogieux sur son travail. Cette gloire soudaine n’a pas suffi à faire taire les rumeurs du désespoir du peintre et de son suicide. Sa fin tragique l’a élevé au rang de martyr accroissant encore sa popularité. Le film La Vie passionnée de Vincent Van Gogh s’est engouffré dans ce sillage. Il a reçu une pluie d’éloges, un déluge de nominations aux Oscars et une statuette remportée par Anthony Quinn pour son interprétation, assez peu vraisemblable, d’un Paul Gaugin stoïque et bienveillant. Finalement, nous avons décidé de faire part de nos doutes sur cette légende à nos amis du musée. À notre grande surprise, leur réaction a été modérée : ils demeuraient prudents mais clairement intrigués. Un chercheur a même partagé nos doutes : « Vous avez un bon dossier, nous a-t-il confié, songeur. Il y a beaucoup de choses qui laissent perplexe quand vous essayez d’expliquer le suicide… Van Gogh ne semblait pas avoir l’intention d’“en finir”. » Nous avons appris plus tard qu’un autre chercheur du musée avait déjà exprimé des doutes sur cette affaire. En 2006, il s’en était ouvert à l’un de ses supérieurs qui lui avait conseillé de renoncer à cette hypothèse « trop polémique ». Si Van Gogh ne s’est pas donné la mort, qui l’a tué ? En 1890, René Secrétan, fils d’un pharmacien parisien, alors âgé de 16 ans, passait ses vacances d’été à Auvers, en famille. Dans la capitale, avec son éducation, il se comportait en bourgeois. À Auvers, il jouait à la brute. René expliquera avoir voulu imiter son héros, Buffalo Bill, qu’il avait vu sur scène à Paris l’année précédente. Il avait acheté en souvenir un costume (veste à franges en daim, chapeau de cow-boy et jambières) et un vieux revolver de petit calibre qui, sous ses airs menaçants, s’enrayait souvent.

Selon l’historien John Rewald, de jeunes garçons auraient accidentellement tiré sur lui
Vincent, cet étrange Hollandais, était pour lui une cible de choix pour René. À Auvers, cet été-là, il était déjà la proie des moqueries et des rumeurs. Il se traînait en ville avec son oreille mutilée et son attirail bizarre qu’il posait n’importe où pour peindre selon son humeur. Il buvait. Il se chamaillait dans un incompréhensible magma de néerlandais et de français. Contrairement à René, fils d’un membre respecté de la communauté des estivants, Vincent n’avait aucun ami. Avec l’aide de son frère Gaston, un esthète, René a comblé ce vide. Il ménageait une place au peintre solitaire dans les discussions artistiques tenues dans son café habituel. Il payait des tournées, puis partait retrouver ses amis vacanciers qu’il divertissait en se moquant de l’étrange bonhomme. René laissait Vincent les espionner, lui et ses camarades, quand ils faisaient venir des « danseuses » de Paris. Il partageait avec lui sa collection pornographique. Il a même posé pour quelques peintures et un dessin. En même temps, avec sa bande, il jouait de mauvais tours à ce pauvre clochard sans amis qu’ils surnommaient Toto. Ils saupoudraient du piment fort sur ses pinceaux (Vincent avait l’habitude de les machouiller quand il se perdait dans ses pensées). Ils mettaient du sel dans son thé et avaient même glissé un serpent dans sa boîte de peinture. Tout était consigné, là, dans les archives : les détails de l’histoire racontée par René dans ses vieux jours. Ils recoupaient les récits des autres témoins d’Auvers et n’apportaient rien de bien nouveau. Car Vincent avait enduré les mêmes humiliations, la même brutalité partout où il s’était installé pour peindre. Et puis il y avait ceci : les déclarations, longtemps ignorées, d’une femme, membre d’une famille distinguée d’Auvers, qui brisait la loi du silence et disait que Van Gogh se trouvait bien loin des champs de blé au moment du coup de feu. Il était, selon elle, sur la route qui menait à la villa de la famille Secrétan.

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Une blessure mystérieuse
René est devenu un banquier et un homme d’affaires respecté. Excellent tireur, doublé d’un chasseur hors pair, il a finalement pris sa retraite dans sa gentilhommière. Outré par l’interprétation héroïque que Kirk Douglas avait donnée de Toto dans le film de Minnelli (qu’il jugeait « grotesque »), René a saisi l’occasion pour mettre les choses au point sans être réellement convaincant. Il maintenait évidemment que sa seule implication dans la mort de Van Gogh avait été de fournir l’arme défaillante. « Le revolver fonctionnait quand il le voulait bien », plaisantait-il. Et seul le « destin » avait décidé qu’il marche le jour où le peintre reçut la balle. D’ailleurs, a rmait-il, il avait déjà quitté Auvers au moment de l’incident. Un départ précipité, quelque peu suspect alors que la saison battait son plein. Il y avait là de quoi enquêter au-delà de la thèse du suicide. Nous avons même trouvé la confirmation d’une source inattendue : John Rewald, un éminent chercheur, avait interrogé les habitants d’Auvers dans les années 1930 alors que la mort du peintre était encore fraîche dans les esprits. Plus tard, il a confié à de nombreuses personnes (au moins un témoignage écrit figure dans les archives) qu’il avait entendu dire que de « jeunes garçons » avaient accidentellement tiré sur Vincent. Ces derniers n’auraient jamais avoué, de peur d’être accusés de meurtre ; Van Gogh aurait choisi de les protéger dans son ultime calvaire. Nous avons finalement décidé d’apporter notre soutien à cette nouvelle théorie en la mentionnant en appendice de notre livre sous la forme d’un document juridique. Nous l’avons intitulée « Une autre explication des circonstances » et argué qu’elle correspondait mieux aux rares faits réels et témoignages crédibles que la traditionnelle histoire du suicide. Nous pensions ces précautions suffisantes. Elles ne l’étaient pas. Le livre a retenu l’attention de la presse, ce qui nous a valu beaucoup de critiques positives ainsi que des éloges gratifiants, une brève apparition dans la liste des meilleures ventes du New York Times et de nombreuses rééditions internationales dans près d’une dizaine de langues. Bref, l’ouvrage a été pris au sérieux par beaucoup de gens bien intentionnés. Mais certains journaux à sensation (en particulier au Royaume-Uni) ont fait l’impasse sur les 900 premières pages du livre pour ne s’intéresser qu’à l’annexe : « Van Gogh assassiné ! » clamaient les gros titres. « Le peintre massacré par des adolescents. » Parmi la myriade d’adorateurs de Van Gogh, beaucoup refusaient de renoncer à la légende. Ils se sont rués sur Internet pour exposer leurs griefs : « Ça ne peut pas être vrai ! disait l’un de nos détracteurs, ignorant des années de recherches. Ce n’est pas le Vincent Van Gogh que j’ai découvert dans Starry Starry Night » (une chanson de Don McLean, inspirée du tableau La Nuit étoilée). D’autres, dans le cercle restreint des spécialistes de Van Gogh, historiens d’art, conservateurs et experts, étaient aussi mécontents.
Plusieurs avaient derrière eux des années de recherches et d’écriture construites à partir de la version légendaire. Ils n’étaient pas seulement en désaccord avec notre interprétation : ils étaient furieux. Nous les avons surnommés les « gardiens de la flamme ». Nous avons rencontré l’un d’entre eux autour d’un thé à l’hôtel Claridge à Londres. Il était spécialiste de la période anglaise de Van Gogh. Tout en touillant avec distinction son breuvage, il a décrété notre théorie « on ne peut plus erronée ». Un autre expert, rencontré lors d’un exposition à Denver, refusa, indigné, de répondre aux questions du public sur nos travaux. Le musée d’Amsterdam, lui, a su observer une réserve toute académique et s’est contenté de publier sur son site Web une objection polie : « Tout bien considéré, il serait prématuré d’exclure le suicide comme cause possible de la mort de Van Gogh. » Deux ans ont passé et les « gardiens de la flamme » ont finalement riposté. En 2013, deux chercheurs affiliés au musée, Louis Van Tilborgh et Teio Meedendorp, ont critiqué notre livre dans The Burlington Magazine, une revue d’art britannique (cette dernière nous a octroyé un droit de réponse qu’elle n’a jamais publié). Ils défendaient l’hypothèse du suicide reposant presque exclusivement sur une nouvelle interprétation des maigres preuves médico-légales qui subsistaient. Leur source, quelque peu improbable, était un court pamphlet publié par un historien d’Anvers, quelques mois après le scandale provoqué par notre livre dans les médias français. L’auteur prétendait avoir identifié l’arme égarée durant tout ce temps. Curieusement, il avait négligé la description des blessures fournie dans les années 1920 par Paul Gachet père, alors médecin traitant de Van Gogh. Il s’appuyait sur les déclarations « extrêmement douteuses », établies dans les années 1950, de Paul Gachet fils (qui n’a jamais vu la plaie) et sur l’analyse d’« experts en balistique anonymes ». Nous avions consulté de nombreux médecins légistes lorsque nous cherchions à reconstituer les circonstances de la blessure mortelle de Van Gogh. On nous présentait une analyse différente que nous soumettions à un spécialiste. Le docteur Vincent Di Maio était l’un des plus grands médecins légistes au monde, expert des blessures à l’arme à feu. Il a accepté de comparer les preuves médicales présentées dans notre livre aux « nouvelles » affirmations de Van Tilborgh et Meedendorp. L’article du Burlington Magazine faisait grand cas des déclarations de Paul fils selon lesquelles la plaie était entourée d’un « halo brun et violacé », ce qui prouverait que le « coup de feu aurait été tiré à bout portant », l’auréole violette étant « provoquée par l’impact de la balle ». Quant au cercle marron, il indiquait que « le canon du revolver était tout proche du torse, parce que ces marques provenaient de la poudre brûlée ». Pour laisser une telle trace, « la zone d’impact devait avoir été mise à nue [probablement par Vincent]. À moins que quelqu’un d’autre lui ait demandé de relever sa chemise », ajoutaient-ils avec ironie. Le docteur Di Maio a réfuté presque tous ces arguments. Le « halo violacé » ? Il n’avait rien à voir avec la proximité entre le canon et le corps de Vincent : « En fait, c’est un saignement sous-cutané des vaisseaux sectionnés par la balle, que l’on observe souvent sur les sujets d’un certain âge, écrit Di Maio. Sa présence ou son absence ne signifient rien. » Pour ce qui est du fameux « cercle marron », l’indice suprême de Van Tilborgh et Meedendorp, ce n’était rien d’autre qu’un « anneau d’abrasion que l’on décèle sur toutes les blessures entrantes, selon Di Maio. Cela indique uniquement la pénétration » du projectile. Ainsi, selon les deux historiens, la trace marron provenait d’un résidu de poudre brûlée et Vincent avait dû fièrement dénuder son torse avant d’en finir. Pour Di Maio, ces brûlures avaient un rôle bien plus important mais il ne brossait pas un tableau aussi théâtral. Supposons que l’on accepte la description de la plaie faite par Van Tilborgh et Meedendorp. « Il serait extrêmement difficile de se tirer une balle à cet endroit [dans le flanc gauche] de la main gauche. Le plus simple serait de poser ses doigts à l’arrière de la crosse et d’utiliser le pouce pour tirer. On pourrait aussi saisir l’arme de la main droite pour l’immobiliser. (…) Tenir le revolver de la main droite serait encore plus absurde. Il faudrait placer le bras droit en travers de la poitrine et, là encore, attraper la crosse par-derrière et tirer avec le pouce, en s’aidant éventuellement de la main gauche pour stabiliser l’arme. » Van Gogh était droitier mais la manière dont il a attrapé son revolver ne change rien pour Di Maio. Dans tous les cas envisagés, « on aurait trouvé de la poudre brûlée sur la paume de la main qui tenait l’arme. » Les cartouches d’armes à feu en 1890 étaient encore chargées à la poudre noire parce que la poudre sans fumée avait été inventée depuis peu (en 1884) et n’était utilisée que pour quelques fusils militaires. « En brûlant, la poudre noire transforme 56 % de sa masse en un résidu solide, écrit Di Maio. Les blessures à bout portant avec de la poudre noire sont extrêmement sales. » Si Van Gogh s’était tiré dessus, en se contorsionnant comme l’exige l’emplacement de sa plaie (sans parler du fait qu’il devait soulever sa chemise, comme l’ont décrété Van Tilborgh et Meedendorp), le peintre « aurait tenu le canon à quelques centimètres tout au plus, explique Di Maio. Et plus probablement, il aurait touché le corps. » Dans ce cas, « il y aurait eu de la suie, des marques de poudre et de la peau brûlée autour du point d’entrée. Tout cela aurait été grossièrement visible. Or, rien n’est précisé [dans aucun des rapports d’autopsie]. Ce qui prouve que le canon se situait à plus de 30 cm de sa cible, voire plutôt 60 cm ». (Ces traces « grossièrement visibles », décrites par Di Maio, n’ont été rapportées par aucune des dizaines de personnes qui ont vu Van Gogh entre le coup de feu et sa mort.) La conclusion de Di Maio ? « D’après moi, et selon toute vraisemblance médicale, Van Gogh n’a pas pu s’infliger cette blessure. En d’autres termes, il ne s’est pas tiré dessus. »

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Champs de blé aux corbeaux, la dernière toile de Van Gogh, peinte quelques heures avant de mourir.

Les affabulations d’Adeline
Si ce n’est pas Van Gogh, qui est-ce ? Nous avons d’un côté un jeune prétentieux de 16 ans, faisant virevolter l’arme mortelle, la tête remplie d’images de western et qui a tourmenté le peintre à de nombreuses reprises. Nous avons aussi un témoin qui affirme avoir vu Van Gogh sur le chemin de la villa de la famille Secrétan le soir du coup de feu. Nous avons aussi des rumeurs insistantes selon lesquelles l’artiste ne se serait pas tué mais aurait été victime de « jeunes garçons », rapportées par une éminence intellectuelle des années 1930, c’est-à-dire avant que le succès du film La Vie passionnée de Vincent Van Gogh fasse table rase de tous ces éléments. D’autre part, nous avons le témoignage fantaisiste d’un ami rancunier, Émile Bernard, qui cherche à se donner le beau rôle, persuadé jusqu’à sa mort que Van Gogh avait accaparé la gloire qui devait être sienne. S’ajoutent à ça les ouï dire amassés par Paul Gachet fils qui, au soir de sa vie, n’a cessé d’exploiter la notoriété de Van Gogh en publiant les récits de leur relation ou en faisant don de plusieurs de ses oeuvres au Louvre. Enfin, les affabulations d’Adeline Ravoux qui, toute jeune, avait tremblé devant Van Gogh alors qu’elle posait pour lui. Elle aussi, un demi-siècle plus tard, a tenté de prendre part à la légende. Quand tout ceci a commencé à émerger au fil de nos recherches, un conservateur du musée nous avait prédit que nous paierions cher un tel blasphème. Le mythe Van Gogh était trop fort. « Je pense que Vincent était tout à fait du genre à vouloir protéger ces jeunes garçons et à considérer cet “accident” comme une échappatoire inespérée à son existence tourmentée, nous avait-il écrit dans un e-mail. Mais le problème majeur auquel vous vous exposez avec votre théorie, c’est que la thèse du suicide est fortement ancrée dans les esprits des générations passées et présentes. Elle est devenue une sorte de vérité absolue. Le suicide de Vincent Van Gogh est l’apothéose de son martyre pour l’art.

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