Boycotter les livres écrits par des blancs!

Une tribune dénonçant leur surreprésentation chez les auteurs agite la sphère littéraire américaine. L’écrivain, cet homme blanc, d’âge mur et hétérosexuel? Le mois dernier, un poète anonyme s’interrogeait dans une rubrique hebdomadaire du site américain Electric Literature. Il faisait part de son malaise face à la surreprésentation de son profil chez les écrivains:

Je suis un homme blanc poète – un blanc, un poète qui est conscient de son privilège et sensible aux inégalités des femmes, des personnes de couleurs et LGBT à l’intérieur et en dehors de la communauté des écrivains – mais, malgré cette conscience et cette sensibilité, je suis toujours un blanc et un homme.

J’ai l’impression que le moment de raconter mon expérience est passé, qu’il n’y a simplement plus besoin de poèmes dont le point de vue est celui d’un homme blanc, et que le flambeau revient désormais aux auteurs d’autres communautés dont les voix ont trop longtemps été tues ou étouffées.»

Avant d’ajouter : “Parfois, j’écris en me mettant dans la peau de quelqu’un d’autre afin de comprendre et de compatir avec ce soi-disant “autre” ; mais j’ai peur que cela puisse être interprété comme une nouvelle preuve de mon privilège de pouvoir m’approprier l’expérience d’une personne différente.»

En réponse à cette interrogation, la poète américaine Elisa Gabbert, contributrice régulière du site Electric Literature, a livré son analyse dans une tribune intitulée «Should White Men Stop Writing ?» («Les hommes blancs devraient-ils arrêter d’écrire ?»). Elle adresse au mâle blanc mal dans sa peau ses conseils pour faire face à ce dilemme éthique:

Vous devriez faire votre possible pour que votre propre point de vue ne soit pas plus exposé qu’il ne le mérite – que vous n’occupiez pas plus de place que celle qui vous est due. (…) Nous devrions dire aux hommes de soumettre moins de textes à la publication. En particulier les hommes blancs.»

La jeune poète émet ensuite plusieurs suggestions pour remédier à ces inégalités, et incite notamment à lire plus de livres écrits par des femmes, des personnes de couleurs ou LGBT. Selon elle, la cause de ce travers trouverait son origine dans le système de publication des maisons d’éditions qu’elle juge discriminatoire :

Le problème, c’est que, à cause de votre statut d’homme blanc, chacun de vos écrits est plus facile à publier, toutes choses étant égales par ailleurs. Peu importe que vous, votre éditeur ou vos lecteurs soyez conscients de cela, vous aurez automatiquement des points bonus. Vous vous trouvez au niveau le plus bas de difficultés dans le jeu vidéo de la vie.»

Faut-il alors purement et simplement boycotter tout livre écrit par un homme blanc, hétérosexuel et n’appartenant à aucune minorité ? Malgré la radicalité du titre de sa tribune, Elisa Gabbert a le mérite de souligner un vrai problème.

Les médias préfèrent les écrivains mâles

Car le manque de diversité dans l’édition est un fait avéré : chaque année, l’association VIDA: Women in Literary Arts publie l’inventaire du nombre d’hommes et de femmes dont les livres sont critiqués au sein des rubriques littéraires des médias. Le résultat est sans appel: les femmes sont sous-représentées, avec une proportion moyenne de 32% parmi les 15 médias anglophones étudiés, allant de 20% pour «The Nation» à 47% pour «Granta». Pour la première fois, l’édition 2014 a également étudié la représentation des femmes de couleurs, arrivant aux mêmes conclusions, bien que les analyses aient été jugées insuffisamment fiables pour être publiées.

Par ailleurs, une polémique gonfle depuis quelques mois sur le manque de représentativité de l’univers littéraire. Depuis fin 2014, le hashtag #WeNeedDiverseBooks est activement relayé sur Twitter afin de sensibiliser au sujet. Et en février dernier, une aspirante écrivaine, K.T Bradford, mettait sur son blog ses lecteurs au défi d’arrêter, durant un an, de lire des livres écrits par des hommes blancs afin de privilégier certaines minorités. Elle proposait même des listes de lecture par catégories de « Femmes auteures » et « Auteurs de couleurs ».

La littérature n’échappe donc pas à la crise de la représentation qui touche déjà la politique et les médias. Une critique qu’Elisa Gabbert replace d’ailleurs dans le contexte américain ambiant, en faisant directement référence à la mort de Michael Brown, ce jeune afro-américain abattu par un policier l’été dernier, ou encore à la récente tuerie de Charleston. Les éditeurs anglo-saxons ne sont pas forcément, à ses yeux, les premiers coupables de ces horreurs. Mais cela n’interdit pas de pointer l’influence d’une culture blanche hégémonique sur la perception de la différence et sur ses implications politiques.

Qui préfère la discrimination positive ?

L’échange entre Elisa Gabbert et cet auteur anonyme a suscité de vives critiques dans les médias américains tels que la «National Review» ou «The Atlantic». La controverse a d’abord porté sur le principe de la discrimination positive, que soutient la jeune poète, et qui pourrait altérer la qualité de la sélection éditoriale. L’autocensure des hommes blancs prônée par l’auteure du billet est aussi contestée, comme l’écrit Connor Friedersdorf, qui a entrepris de répondre à son tour au poète anonyme dans «The Atlantic»:

Je m’interroge sur la façon dont vous jugez votre race et votre sexe comme étant le trait le plus saillant de votre identité artistique; et je ne vois pas pourquoi vos poèmes feraient perdre de l’attention à ceux écrits par un poète ayant une identité raciale ou sexuelle différente. (…) Il est irrationnel de réduire la vision d’une personne à son sexe ou sa couleur de peau. Je suppose que vous ne feriez jamais cela à un autre individu. Ne le faites pas à vous-même.»

Et naturellement, on reproche beaucoup à Elisa Gabbert d’inviter au boycott de ce profil d’écrivain. A y regarder de près, pourtant, elle ne va pas jusque-là. Malgré le titre au lance-flammes de sa tribune, à aucun moment elle préconise aux hommes blancs d’arrêter d’écrire, ni aux lecteurs de les lire :

Je suis sûre que certaines personnes vous diraient d’arrêter d’écrire ; je ne vais pas le faire. Il existe déjà tellement de nouvelles productions écrites chaque jour que personne ne pourrait jamais toutes les lire, et l’écriture n’est pas nécessairement une obligation à partir du moment où les gens ont la possibilité de ne pas le lire.»

Si peu de chiffres existent sur les inégalités dans la littérature française, tout laisse à penser que la tendance est commune. Pourtant, et comme le montre une étude menée par Ipsos, la lecture est loin d’être seulement l’affaire d’hommes blancs: 27% des femmes déclarent lire «beaucoup», contre seulement 16% des hommes.

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