Avec son matériel taché, ses toiles retournées contre le mur (incompréhension des Béotiens) et souvent son désordre, l’atelier d’artiste intrigue et fait fantasmer. L’œuvre qui s’y produit n’a-t-elle pas organisé ce microcosme ?
Dès l’épanouissement de la pratique photographique, les ateliers ont été pris comme sujets. Dans les années 1880, un photographe comme Edmond Bénard produit une véritable série de peintres et de sculpteurs à domicile : Jean-Paul Laurens, Georges Rochegrosse, Amédée Doublemard, Charles-Henri Pille et tant d’autres – des noms, des oubliés, des inconnus, mais dont les clichés attestent qu’ils vécurent et qu’ils travaillèrent. Peu de spontanéité dans ces clichés. La mise en scène est patente (Carolus-Duran au piano) : l’atelier est ordonné, les tableaux sont disposés agréablement, l’artiste a passé son costume de ville bien propre. Les attributs de sa spécialité, s’il en a une, sont exhibés : un peintre orientaliste se doit d’avoir tout un fourbi de toilettes, d’armes et de vaisselles exotiques. Le bric-à-brac de l’atelier romain de Mariano Fortuny est une agression visuelle !
A côté de cette présentation calculée, d’autres photographies paraissent plus spontanées ; en tout cas elles révèlent des aspects plus bruts des ateliers. Si les peintres qui réussissent ont de beaux ateliers meublés horriblement, les rapins et les ratés travaillent dans des endroits disgraciés et austères qui, par leur éclairage et leur dépouillement, voire leur désordre crasse, inspirent les photographes et signalent plus ou moins implicitement un contraste : c’est dans cette gangue que naît l’œuvre. Et les photographes, quittant le domaine de l’anecdotique, saisissent des compositions, des éclairages qui tentent de donner leur vision de l’atelier et, par lui, de l’œuvre du peintre et du sculpteur.
Impossible de citer tous les noms rencontrés dans ce parcours : de Bourdelle à Hockney, de Forain à Léger en passant par Toulouse-Lautrec, Bacon ou Sarabezolles, ils sont tous là ou presque, avec leur famille ou sans, avec leur chien ou leur chat, avec leurs modèles habillés ou dévêtus. Et tous les peintres, même ceux dont on n’aime pas l’œuvre, même les nullités argentées de l’art académique, ont un intérêt dès lors qu’ils sont montrés dans leur atelier : par sympathie, qui resterait indifférent à la palette, au chiffon, à l’odeur de thérébenthine qui flotte et donne envie au peintre de se mettre à l’ouvrage rien qu’à la sentir ?
Patrimoine spolié
Un recensement des ateliers parisiens encore praticables et de ceux qui sont devenus des lofts pour bobos (la bourgeoisie ayant vaincu la bohème qui la narguait depuis le XIXe siècle et l’ayant spoliée de son habitat et de son nom) serait certainement attristant. Le Petit Palais ne s’y risque pas.
Ce grand mouvement d’expulsion des artistes des locaux construits à leur intention ne date pas d’aujourd’hui. En 1948, Georges Rouault s’en plaignait dans une lettre : « Il y a là, à deux pas d’ici, une maison entière d’ateliers pour peintre, louée à des produits pharmaceutiques. Ils gagnent beaucoup d’argent et paient des prix conséquents au propriétaire. Tout le long du boulevard de Clichy, où habite ma fille, nous avons des salles de danse ou tous genres d’autres histoires dans les anciens ateliers et il y a cinquante ans c’était Gérôme, Puvis de Chavannes, Henner, Aimé Millet, des sculpteurs et des peintres qui occupaient lesdits ateliers. Notre nombre ayant prodigieusement augmenté, ces ateliers devaient nous être réservés, semble-t-il, puisqu’ils nous étaient destinés “de fondation”, dirais-je sans rien exagérer. » (Sur l’art et sur la vie, Folio essais, p. 166.)
Victimes de la spéculation des marchés, les artistes le sont aussi de la spéculation immobilière. On compte sur les doigts de la main les ateliers qui répondent encore à leur destination d’origine. J’ai eu l’occasion récemment de prendre quelques photos d’Henri Landier dans son atelier de la rue Tourlaque à Montmartre, où il travaille sur une série de toiles ayant pour thème le carnaval de Maastricht. N’était le smartphone, c’était, sur un sol bancroche et entre des murs ignorant l’angle droit, un moment hors du temps au milieu des tubes et des pinceaux – avec toujours l’odeur du white spirit et de la térébenthine qui, pour les peintres, valent tous les encens.
Dans l’atelier. L’artiste photographié d’Ingres à Jeff Koons. Jusqu’au 17 juillet 2016, Petit Palais.
Samuel Martin – Présent
Illustration :Maurice Guibert, Toulouse-Lautrec peignant « Au Moulin Rouge, la danse », 1895. Tirage gélatino-argentique.
© Reproduction Bibliothèque nationale de France, Paris.