Ordres et désordres de Philippe Bilger

A l’occasion de la sortie d’Ordre et désordres, son livre le plus personnel, Philippe Bilger se confie longuement à FigaroVox. Il évoque ses angoisses, ses passions et ses colères.

Pourquoi ce titre Ordre et désordres?

Philippe Bilger: Parce que j’ai toujours eu la sensation, sans orgueil ni honte, d’un univers intime, intellectuel et existentiel qui a oscillé entre le désir d’une structure, d’une cohérence, d’un ordre et en même temps, dans l’éparpillement et l’imprévisibilité, dans les ombres et les lumières, dans les mouvements de liberté et de spontanéité, dans les surgissements surprenants et signifiants: les désordres. Ce qui est décisif, c’est la simultanéité de ces mondes contrastés irriguant le même être.
Votre livre prend la forme d’un abécédaire. Celui-ci va d’ «Abandon» à «Twitter» en passant par «Sexe», «Meryl Streep» ou «Hugo Lloris».

D’où vous vient ce goût pour vous exprimer sur tous les sujets? Ne seriez-vous pas un peu boulimique?

Non, je ne crois pas. Pour une collection qui s’appelle «En toute liberté», il aurait été paradoxal de se limiter à des entrées classiques et restreintes dans leur champ. En outre, j’ose dire que votre soupçon de boulimie est au contraire la manifestation d’une curiosité à l’égard d’une infinité de sujets, sans qu’à aucun moment je ne me pare d’un savoir universel! C’est plutôt le jeu d’une disposition d’esprit à la fois attentive, critique, lucide, enthousiaste, parfois éblouie. J’ajoute que je ne méconnais pas la part d’inévitable narcissisme qui existe même dans toute affirmation honorable de soi. Mais sauf à aspirer à un effacement total, la vie est d’abord présence, insistance, réplique, dialogue et recherche de tout ce qui peut inspirer et structurer, plaire ou émouvoir. Être, c’est s’efforcer d’être ouvert à tout.

A force d’être «spécialiste» de tout, le risque n’est-il pas justement de devenir «spécialiste» de rien?
Le risque que vous énoncez est réel. Mais il me semble qu’on peut y échapper quand, tout en traitant de mille sujets futiles ou importants, personnels ou non, on ne se surestime pas, soi. Il est évident que je n’ai pas la fatuité de faire passer mon parler libre pour un parler vrai incontestable et que, surtout, je mesure les thèmes où j’ai le droit de m’affirmer un peu compétent et averti et tous ceux au sujet desquels je laisse ma subjectivité s’ébattre sans prétention ni certitude. Il y a beaucoup d’entrées où je ne suis pas détenteur d’une vérité indiscutable mais au contraire à la recherche de moi-même. Ecrire, c’est souvent, d’abord, se questionner.
Depuis que j’ai quitté la magistrature, mes passions sont restées les mêmes : écouter, dialoguer, convaincre, comprendre autrui et ses mystères, parler et enseigner à ma manière la parole. Au fond je n’ai abandonné la justice que sur le seul plan des réquisitions de condamnation ou d’acquittement qui ne concluent plus mes propos !

L’abécédaire s’ouvre sur le mot «Abandon». Est-ce un hasard?
Non. Sans doute l’angoisse de l’abandon, cette trop fréquente tendance à le craindre ou à le présumer, cette propension à le reprocher ou à le subir, est-elle une clé fondamentale de mon histoire et de ma personnalité. Je dois faire avec, même si au fil de l’âge cette hantise pèse moins sur moi. Je suis conscient du fait qu’elle a été parfois créatrice de faiblesses extrêmes mais aussi, par la réaction qu’elle suscitait, d’une force qui ne m’a pas toujours desservi.
Ce n’est pas seulement l’existence d’un livre mais le livre de mon existence.

Ce livre est aussi un moyen de vous raconter … Pourquoi aviez-vous besoin d’effectuer ce retour sur vous-même aujourd’hui?
Parce que si j’ai déjà écrit des livres peu ou prou d’introspection, je ne l’avais jamais fait, j’en suis sûr, avec cette obsession d’aller encore plus loin, de ne pas m’épargner, de tenter de véritablement tout dire, même dans des domaines intimes me concernant directement ou indirectement. Je n’ai pas déserté les chemins difficiles, les territoires délicats où il convenait que j’écrive sur la pointe de l’esprit ou du cœur. Même si ce livre n’a heureusement rien d’un testament, il m’a permis enfin de faire venir au jour des idées, des sentiments et des opinions dont j’aurais regretté qu’ils ne fussent jamais exprimés.

Il est finalement assez peu question de politique. On est surpris de ne pas y voir figurer les noms de «Christiane Taubira» ou de «François Hollande». Aviez-vous déjà tout dit?
En effet. Tant dans de précédents livres que sur mon blog ou sur votre site, je me suis déjà beaucoup exprimé sur ces personnalités. Certains me reprocheraient de l’avoir trop fait. Donc il m’a semblé normal et utile de quitter mes préoccupations politiques ordinaires – toujours aussi lancinantes pour le peuple dont je suis – et de m’engager sur des chemins moins fréquentés, en tout cas que j’ai moins foulés.

Il est également assez peu question de justice…
Depuis presque quarante ans, la justice a été une part fondamentale de ma vie. J’ai tenté d’assumer cette formidable mission démocratique le moins mal possible, j’ai essayé aussi de penser sur elle, d’écrire sur elle, de parler pour la défendre et l’honorer quand elle le méritait, de la critiquer quand j’estimais devoir le faire, et j’ai eu matière aussi pour cet exercice! Dans ce livre, je n’ai pas éprouvé le besoin d’aborder la justice officielle mais j’en ai appréhendé certains aspects par une approche plus subjective. Depuis que j’ai quitté la magistrature, mes passions sont restées les mêmes: écouter, dialoguer, convaincre, comprendre autrui et ses mystères, parler et enseigner à ma manière la parole. Au fond je n’ai abandonné la justice que sur le seul plan des réquisitions de condamnation ou d’acquittement qui ne concluent plus mes propos!
De plus en plus, pour les rares qui veulent obstinément penser, écrire et parler librement, il convient de payer une dîme à des autoroutes où les péages sont gérés par des directeurs de conscience et d’esprit autoproclamés.

A ce propos, étant donné votre passion pour l’actualité, on a le sentiment que vous avez un peu raté votre vocation pour le journalisme, même si vous n’êtes pas tendre avec ceux qui exercent ce métier …
Je n’aurais jamais voulu être journaliste même si je considère que c’est un grand métier, exercé par trop de personnalités qui ne sont pas à sa hauteur même si j’apprécie au plus haut point quelques vives intelligences, sensibilités et compétences sur le plan politique et culturel. Ce qui m’aurait manqué principalement, c’aurait été l’impossibilité de réunir, dans une même démarche et analyse, le superficiel et le profond, le simple et le complexe, l’immédiat et le long terme, le subjectif et l’indiscutable, la passion du particulier et le goût de l’universel. Peut-être, sans m’en rendre compte, ai-je trouvé le moyen de m’imprégner d’un journalisme sur mesure! Il y a certainement là, quoi que j’en aie, un hommage au vrai, au professionnel…

Quelques questions d’actualité pour finir… En tant que président de l’Institut de la parole, vous êtes engagé dans la défense de la liberté d’expression. Celle-ci a-t-elle progressé ou régressé depuis les attentats contre Charlie Hebdo?
Elle continue de décliner, de se déliter. La tuerie odieuse de Charlie Hebdo a été aussi un massacre contre une certaine liberté d’expression. Mais je n’ai jamais considéré que l’immense fusion républicaine du 11 janvier avait comme par enchantement insufflé dans la tête des élites la volonté de favoriser une liberté d’expression pleine et entière, comme un principe démocratique irremplaçable. D’une part la liberté d’expression demeure trop souvent une valeur destinée à ses seuls amis et d’autre part on ne se préoccupe plus de la vérité ou de la fausseté mais de la décence ou non. Moins de ce qu’on a dit que de son droit ou non à l’expression. De plus en plus, pour les rares qui veulent obstinément penser, écrire et parler librement, il convient de payer une dîme à des autoroutes où les péages sont gérés par des directeurs de conscience et d’esprit autoproclamés.
Je n’exclus pas qu’un FN autrement nommé, sans son président d’honneur, débarrassé de ses lubies économiques et historiques, puisse devenir la part importante et acceptable d’un bloc de droite enfin homogène et solidaire.

Que vous inspire le résultat des élections départementales?
L’UMP a gagné. Le FN n’a conquis aucun département. La gauche a connu une déroute, une après deux autres et probablement avant une prochaine désastreuse, mais on nous avait prévenus que rien ne changerait. Nous comptons donc pour rien, de quelque bord que nous soyons. Le camp qui devrait objectivement pleurer a tout de même sa victoire immorale. Rien de ce qui s’est dégagé de signifiant, à la suite de ces élections, n’a été intégré par un pouvoir qui n’est de gauche que par nominalisme: puisqu’il néglige la France de droite, il est évidemment de gauche! Ce mépris est honteux sur le plan républicain – ce mot appartient à tous – et, accessoirement, fait inéluctablement monter le FN. Mais pour ce pouvoir, il s’agit de le pourfendre sans cesse en veillant bien à ne pas tarir ses sources. Que deviendrait-il sans lui!

Et la tragi-comédie qui oppose désormais Marine Le Pen à son père?
Ce débat est capital pour la démocratie, il faut soutenir Marine Le Pen contre son père. Ce conflit serait pathétique et émouvant s’il ne s’agissait pas du FN et de l’avenir de la France. On peut être totalement étranger au FN sur le plan politique et sentir, comme une exigence civique, de prendre parti en faveur du camp majoritaire et décent. Je relève que les principaux responsables du FN ont suivi leur présidente qui ne souhaite plus que Jean-Marie Le Pen soit tête de liste en PACA. Les adversaires du FN adorent le diaboliser mais il y a mis du sien! Jean-Marie Le Pen n’a à l’évidence pas assez de classe ni de force intérieure pour assumer ce qui progresse sans lui.

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