Vidéo / Mr Turner

Artiste reconnu, membre apprécié quoique irrévérencieux de la Royal Academy of Arts, le peintre JMW Turner peut compter sur le soutien indéfectible de son père qui est aussi son assistant. Il est également choyée par sa dévouée gouvernante. Il fréquente l’aristocratie, visite les bordels en quête de tendresse et nourrit son inspiration par ses nombreux voyages. Il a beau être reconnu, il est souvent la cible de l’établishment et du public qui ne comprennent pas son art. A la mort de son père, profondément affecté, Turner ne veut plus voir personne. Sa vie change cependant quand il rencontre Mrs Booth, propriétaire d’une pension de famille en bord de mer.

Les lecteurs de Rabelais se souviennent peut-être du prologue de Gargantua, où l’auteur évoque Socrate, « laid de corps et d’un maintien ridicule, le visage d’un fou », mais note que ce physique peu avantageux cache toutes les qualités morales du monde, « une intelligence plus qu’humaine, une sobriété sans égale ». Les apparences les plus contrefaites recèlent des trésors : on songe à ce paradoxe en voyant l’immense ­acteur Timothy Spall (justement primé à Cannes) faire du peintre anglais William Turner (1775-1851) un presque obèse à la démarche de crapaud, visage perpétuellement grimaçant, grognements porcins à gogo.

L’analogie animale est validée d’emblée quand, au début du film, le père du peintre, ancien barbier à Covent Garden, ayant à peine enjoint son fils de se raser, trimbale illico son coupe-chou sur les soies d’une tête de cochon… Mais de cette « tête de cochon » de fils, l’expression qualifiant autant le physique de l’artiste que son caractère renfrogné, a jailli une beauté sans pareille : innombrables paysages ou marines magnifiques, travail saisissant, sans cesse recommencé, sur la lumière.

Artiste, le mot est-il même prononcé ? Dans ce récit fragmenté, moins biographie linéaire que juxtaposition de moments illustrant les vingt-cinq dernières années de sa vie, l’art de Turner est d’abord montré comme un métier. Pas sans analogie avec celui de ciné­aste : repérages, croquis comme les esquisses d’un story-board, visite au marchand de couleurs comme on va chez le loueur de caméras. Jamais Mike Leigh — pas le plus playboy des réalisateurs anglais — ne confirmera la piste autobiographique, mais celle-ci saute aux yeux. Les peintres rassemblés pour un Salon annuel, se saluant ou se jalousant ? Des metteurs en scène dans un festival, bien sûr. Le mécène (ici, le comte d’Egremont) ? Un producteur. Tout concorde, jusqu’aux rapports tumultueux avec la critique : en fin de carrière, Turner était considéré comme un vieil excentrique et sa tentation impressionniste, mise sur le compte d’une vue qui baissait sévèrement. Cela ne l’empêche pas, dans le film, de moucher implacablement le jeune critique John Ruskin, ce que Mike Leigh, peut-être, n’a jamais osé faire.

Il est très vraisemblable que l’auteur des féroces Naked (1993) et Another year (2010) partage la misanthropie tranquille de son personnage. Tout au long du film, Turner ne trouve son accomplissement que face aux paysages qui vont l’inspirer — sublimement rendus par l’image numérique du chef opérateur Dick Pope, qui a étudié les pigments utilisés par le peintre. Ou au milieu des éléments (nuages, pluies, etc.), le film attestant une légende selon laquelle Turner se serait attaché au mât d’un navire pour être au coeur d’une tempête et de ses embruns. La beauté, la vérité du monde résident dans un ciel changeant que le soleil et les nuages recomposent en mille nouveaux contours. Mais certainement pas en l’homme : ni lui-même (« Quand je me regarde dans un miroir, je vois une gargouille »), ni ceux qu’il côtoie, dont la laideur morale accompagne parfois les déconfitures implacables du corps (comme cette servante, et maîtresse occasionnelle, au visage dévoré par le psoriasis). Ce sera pire quand la révolution industrielle encore balbutiante aura achevé de noircir le décor, transformant l’Angleterre de Turner en celle de Dickens.

Par petites touches, Mr. Turner installe un sentiment poignant d’élégie. Emu par la jeune prostituée qu’il a fait poser (devenu l’exécuteur testamentaire de Turner, John Ruskin, le critique mouché, détruira tous ses croquis de nus), le peintre fond en larmes, ou plutôt, avec la joliesse qui le caractérise, en sanglots hoqueteux et baveux : est-ce le souvenir de sa soeur, perdue en bas âge ? Plus tard l’accable celui de sa mère, internée jusqu’à sa mort au terrifiant asile de Bedlam. Cerné par la perte, Turner s’est, toute sa vie, barricadé, il s’est entraîné à ne voir que la beauté. Une scène tire les larmes : il chante, d’une voix mal assurée, la lamentation de Didon, When I am laid in earth, tirée du Didon et Enée de Purcell. De l’ogre difforme sort la conscience d’un éden perdu.

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