Alors que la biographie qu’il lui avait consacrée est judicieusement rééditée en poche par la Table Ronde, Pierre Joannon nous parle de Michael Collins et de sa permanence dans l’imaginaire irlandais.
— Quels traits vous ont le plus fasciné, dans le caractère de Collins d’une part, dans sa destinée fulgurante d’autre part ?
— Son formidable appétit de vivre. Les révolutionnaires sont souvent des pisse-froid. Collins était tout le contraire : un homme au tempérament direct, fougueux, sensible et porté à tous les excès, un vrai Irlandais ignorant la prudence et la modération, et en même temps un réaliste capable de prendre la mesure de toutes les situations et possédant la compréhension innée des conditions de la guerre révolutionnaire. Cette proximité chaleureuse et cette lucidité sans concession expliquent qu’il ait été adoré par ses compagnons d’armes. Lorsque se répandit la nouvelle de l’embuscade qui lui coûta la vie, le plus bel hommage qui lui fut rendu vint des prisons, où ceux-là même qui avaient pris les armes contre lui tombèrent spontanément à genoux et récitèrent la prière des morts pour le repos de l’âme du jeune chef fauché par une balle fratricide dans son West Cork natal à l’âge de 31 ans.
— Votre biographie est loin de l’hagiographie, vous n’avez pas éludé les zones d’ombre d’un révolutionnaire engagé dans une révolution impitoyable.
— Collins n’était pas un saint de vitrail. Tout homme a sa part d’ombre et de lumière, et celui qui s’arroge le droit de tuer même au nom d’un idéal s’expose à être adulé par les uns, traîné dans la boue par les autres. J’ai voulu faire la part des choses, montrer l’homme déchiré entre des aspirations contradictoires, entre ses responsabilités de chef de guerre et son désir d’être un réconciliateur et un homme de paix.
— Vous dites peu de choses de la formation intellectuelle de Collins. Mise à part l’influence de Pearse, qu’en sait-on ?
— Je ne crois pas que Collins ait été tant influencé par Pearse, dont il ne partageait ni l’élan mystique ni le désir de s’immoler au terme d’un combat chevaleresque. Il n’était pas un rêveur et un poète, mais un réaliste épris d’efficacité. Mais, comme Pearse, il était un pur produit de la révolution culturelle gaélique qui enflamma la génération du début du XXe siècle et trouva son aboutissement dans l’insurrection de 1916 et la guerre d’indépendance de 1919-1921.
— La foi catholique était majoritaire dans l’île, Collins la partageait-elle ?
— Collins était croyant, il allait régulièrement à la messe. Sa religion, d’après ce que l’on en sait, ressemblait à la foi du charbonnier, et il n’est pas surprenant à cet égard qu’il ait eu un goût prononcé pour les œuvres de G.K. Chesterton. Cependant, il n’en faisait pas étalage et ne montrait aucune déférence particulière pour les évêques irlandais, dont il était bien placé pour savoir que certains désapprouvaient les violences de l’IRA et ne partageaient pas les aspirations à l’indépendance du peuple d’Irlande. Je ne crois pas qu’il eût approuvé l’ordre moral catholique étouffant que l’Irlande eut à subir pendant quatre décennies.
— Quelle est la postérité de Michael Collins dans l’opinion publique irlandaise ? Est-il une figure admirée ou oubliée ?
— La prédiction de Eamon de Valera selon laquelle la popularité de Collins irait grandissante dans l’avenir, et cela au détriment de la sienne, s’est réalisée. Tandis que la figure et l’héritage du premier sont de plus en plus vertement critiqués, non sans excès et mauvaise foi, la réputation et l’exemple du second n’ont cessé de progresser dans l’opinion irlandaise. Les biographies de Collins sont légion. Le film de Neill Jordan a provoqué une prise de conscience qui a fait boule de neige. Les statues du jeune chef ont surgi ça et là. Il est révéré dans le comté de Cork, où il naquit et fut tué dans une embuscade tragique. Sa tombe est la plus fleurie et la plus visitée du cimetière de Glasnevin à Dublin. Le Taoiseach (Premier ministre d’Irlande) a fait accrocher le portrait de Michael Collins dans son bureau. Plus que jamais, il est le Big Fellow, l’une des figures centrales de l’histoire contemporaine de l’Irlande, et j’ajouterai une des plus familières et des plus aimées.
— Dans un récent entretien, vous avez déclaré que « l’Irlande que chérissait de Valera est morte », les Irlandais ont-ils tourné le dos à leur histoire en embrassant la mondialisation ?
— Permettez-moi de citer Baudelaire qui écrivait : « La forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel. » Il en va de même des nations. L’Irlande d’Eamon de Valera est morte comme est morte la France de Clemenceau et l’Angleterre de Churchill. En un siècle, les changements de toute nature métamorphosent un pays pour le meilleur et pour le pire. C’est notre lot commun. Et ce serait un exercice assez vain d’accuser les Irlandais de tourner le dos à leur histoire sous le prétexte qu’ils auraient embrassé récemment la mondialisation avec une ardeur excessive.
La mondialisation, les Irlandais y ont été plongés malgré eux dès le XIXe siècle. Depuis la Grande Famine de 1845-1847, un Irlandais sur deux a été contraint à l’émigration. La république d’Irlande compte aujourd’hui 4 720 000 habitants et l’Irlande du Nord un peu plus de 1 800 000 habitants, alors que la diaspora irlandaise est estimée à 70 000 000 d’âmes disséminées à travers le vaste monde. Le resserrement des liens entre les Irlandais du dedans et les Irlandais du dehors rendent caducs les discours sur la mondialisation qui, plutôt qu’un repoussoir, est perçue sur les bords de la Liffey comme une réalité humaine chargée de promesses. Au surplus, l’histoire irlandaise plonge ses racines dans un espace élargi : le père fondateur du nationalisme irlandais, Theobald Wolfe Tone, était général des armées de la république française. Le Fénianisme, avatar du nationalisme irlandais qui marqua l’histoire de l’île de 1858 à 1924, naquit dans les cafés de Montparnasse et les pubs de Brooklyn. Eamon de Valera, fils d’Espagnol, avait vu le jour à New York. L’actuel Taoiseach, Léo Varadkar, est le fils d’un médecin indien et d’une infirmière irlandaise, ce qui ne l’empêche pas de faire référence à Michael Collins dans la plupart de ses discours. Et les Irlandais sont les moins eurosceptiques des Européens, car l’Europe les a libérés de l’ombre portée de l’ancienne métropole. Le repli sur les frontières nationales ne fait pas partie de l’arsenal intellectuel des fils d’Erin…
Propos recueillis par Pierre Saint-Servant Présent
- Pierre Joannon, Michael Collins, La Petite Vermillon, 384 pages, 8,70 euros.