Anthony Powell, le « Proust anglais »

Voici longtemps que je voulais savoir ce qui se cachait derrière la légende du « Proust anglais », Anthony Powell (1905-2000), un contemporain et ami d’Evelyn Waugh et Graham Greene. Ce qui lui a valu ce surnom, c’est son roman-fleuve paru entre 1951 et 1975, intitulé A Dance to the Music of Timeen hommage au tableau de Poussin, commandé par un cardinal italien, qui portait exactement ce titre à l’origine, Danse à la musique du Temps(il s’agit du dieu Temps, Chronospour les Grecs).

Cela fait 12 volumes de poche (moins de 300 pages chacun), et les éditions Christian Bourgois ont entrepris de rééditer la traduction déjà parue en 10/18 dans les années 1990. Occasion de s’y plonger.

La jeunesse et le temps…

Le titre général est traduit par La Ronde de la musique du temps. Le premier volume s’intitule Une Question d’éducation, pour traduire A Question of Upbringing. On aurait dû écrire, plus concrètement : « Des garçons bien élevés » (well brought up). Le narrateur, Jenkins, ne s’est pas « longtemps couché de bonne heure », ni ne mange des petites madeleines, mais « longtemps, la vue de la neige tombant sur un feu lui fit songer à un monde antique, loin, très loin… », et donc, parmi bien d’autres choses, réveille ses souvenirs d’enfance… et du tableau de Poussin. Les premières pages du livre s’étirent ainsi de façon assez proustienne, mais que les allergiques à Proust se rassurent ! on passe ensuite à un très classique roman anglais, une histoire de collège, les vacances dans un château, les études à Oxford…

La Danse à la musique du Temps : ce tableau de Poussin est visible à Londres, dans la Collection Wallace.
Ou, pour le dire plus trivialement : comment, dans les années 1920, les quatre occupants d’une chambrée de public school, Widmerpool, Stringham, Templer et Jenkins, se lient d’une amitié fragile ; comment, saisissant au bond une occasion, ils font arrêter par la police, dans un pré d’herbe verte où il écrivait des poèmes, le directeur de leur House. Et ce qui s’ensuivit.

Il ne manque ni l’oncle bizarre, ni la belle-mère affriolante, ni la virée en voiture (une Vauxhall !). Les filles sont encore un monde très lointain, toutefois une certaine Jean pourrait bien jouer un rôle dans les volumes suivants – avec un prénom qui ne va pas faciliter les choses pour le lecteur français, malgré Jean Seberg…

Mais Proust et le temps perdu dans tout cela ? Il y a d’abord quelques jolies formules. Par exemple, à propos de la prière du soir, aux doux accents de l’orgue mugissant, dans la chapelle gothique du collège : « La jeunesse et le temps semblaient être parvenus ici à une sorte de compromis. » Powell adopte d’autre part cette façon qu’a Proust de nous faire voir que nous sommes plusieurs personnages différents au long de notre vie. Widmerpool au collège avait détonné en arborant un manteau informe (cinq ou six ans après, on appelait encore un « Widmerpool » tout vêtement ou accessoire qui ne convenait pas). Mais il semble qu’avec le temps, l’animal Widmerpool se transforme, et qu’un jour peut-être, après plusieurs mutations, il appartiendra à l’espèce humaine.

Un château en Touraine

Encore une fois, si vous n’aimez pas Proust, si vous préférez Wodehouse, vous serez comblés quand même. Tenez, voici, pour vous mettre en appétit, l’arrivée de Jenkins dans un château de Touraine qui prend des hôtes étrangers pour leur apprendre le doux parler de France : « Nous pénétrâmes dans un jardin aux pelouses et arbustes mal tenus, foulâmes des allées de gravier parsemées de chaises rouillées. Une serre occupait un angle, recouverte de plantes grimpantes et bordée de plates-bandes à l’abandon. Il semblait y avoir toute une armée de gens qui erraient ou, assis, lisaient, écrivaient, bavardaient. Nous entrâmes par une porte vitrée. Le vestibule était sombre et je butai sur un chien endormi. Nous arrivâmes au dernier étage : ma mansarde contenait un lit, une chaise, une cuvette avec un broc de zinc sur un trépied. Un des murs était décoré d’une reproduction en couleurs joyeuses de saint Laurent et de son gril ; s’agissait-il d’une plaisante allusion aux ressorts du lit ? »

Si le séjour vous enchante, vous lirez ensuite Les Mouvements du cœuret L’Acceptation, déjà réimprimés. La suite, dans les prochains mois, vous fera revisiter la montée des périls dans les années trente, puis, à partir du septième volume, la Seconde Guerre mondiale que Powell fit dans les états-majors et les bureaux de Londres, et qui mêle donc comique et tragique. •
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Robert le Blanc- Présent

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