Beaucoup moins traduit en français qu’Evelyn Waugh et Graham Greene, ses contemporains, Bruce Marshall a peuplé ses romans de prêtres. Quatre de ses livres, situés à Paris, nous offrent pourtant comme une chronique insolite de la vie dans la capitale entre 1914 et 1971. Dans la situation actuelle, on aurait tout intérêt à relire certains de ses romans…
À la fin de l’année 1954, paraissait chez Gallimard un extraordinaire roman, Un sou par homme, qui nous brossait, à travers l’histoire de l’abbé Gaston, humble vicaire auxiliaire d’une grande paroisse parisienne, une fresque étonnante de la France de 1914 à 1948. À vrai dire, deux romans du même auteur avaient déjà paru en traduction française qui nous racontait aussi chacun une histoire de prêtre mais dans des paroisses écossaises.
Bruce Marshall, en effet, est né à Édimbourg en 1899 dans l’épiscopalisme anglican. Après ses années d’université et avant de partir pour la guerre, il embrassa le catholicisme et depuis il affirma toujours une foi tranquille dont il était fier et de laquelle il a toujours témoigné avec joie et un humour parfois corrosif. « Seuls ceux qui ont une foi parfaite peuvent faire des plaisanteries sur leur religion », affirme-t-il.
Des figures de prêtres
Ses deux premiers romans traduits en français, La fille du roi (1946) et Le Miracle de Dom Malachie (1948) nous présentaient le premier, un certain père Smith aux prises avec le monde et la chair et le second, un étonnant bénédictin. L’un et l’autre, des prêtres qui n’étaient ni saints, ni martyrs, ni prophètes mais, comme l’auteur lui-même, des hommes de bon sens et d’un profond sens catholique…
Bruce Marshall a fait les deux Guerres mondiales. Il perdit une jambe dans la Première et fut affecté comme colonel au service des renseignements au cours de la Seconde, de sorte que cette expérience lui a fourni le thème de plusieurs de ses livres, comme Les vieux soldats ne meurent pas, Danube rouge (non traduits en français), ou Le lapin blanc (Gallimard), qui n’est pas un roman, mais l’histoire véridique d’un agent secret britannique dans la France occupée. Bruce Marshall, qui a vécu de 1926 à 1940 à Paris, où il était expert-comptable au service de sociétés anglaises, a consacré quatre romans à Paris et à la France.
D’abord Un sou par homme, dont on a pu dire que c’était une illustration de la parabole de la onzième heure. L’abbé Gaston, dans le métro qui l’emmène loin de la paroisse qu’il doit quitter en raison de sa vieillesse et de ses infirmités, découvre pourquoi tous les ouvriers de la vigne recevaient un sou, qu’ils eussent ou non porté le poids de la journée et de la chaleur.
«C’est parce que le travail est à lui-même sa récompense comme le monde est à lui-même son propre châtiment. Et l’abbé comprit tout à coup que sa vie de prêtre avait été très heureuse. »
Une chronique du XXe siècle
Le deuxième roman parisien de Bruce Marshall, Un compte à régler, ne met plus en scène un prêtre mais… un expert-comptable. Nous sommes en 1934 au moment de l’affaire Staviski. Le protagoniste est coincé entre les tentations de corruption et le désir de rendre heureuse son ambitieuse épouse.
Le troisième roman parisien, Chant funèbre pour Paris, malheureusement non traduit en français (Yellow Tapers for Paris. A Dirge) nous conduit du 6 février 1934 à la défaite de 1940 en évoquant la vie quotidienne de Parisiens simples et attachants avec leurs qualités et leurs défauts autour d’un prêtre qui a été aumônier militaire et devient curé de la nouvelle paroisse Sainte-Jeanne-de-Chantal, l’abbé Pêcher.
Un quatrième roman parisien, non traduit celui-là non plus, Prayer for Concubine, nous conduit du 30 septembre 1938, jour où Daladier rentre dans la capitale après avoir signé les accords de Munich, jusqu’en 1971 et la mort édifiante de l’héroïne du livre : une jeune fille qui avait mal tourné.
Une des caractéristiques essentielles des romans de Bruce Marshall, c’est de toujours situer ses personnages dans le contexte de leur temps qu’il s’agisse d’évènements historiques ou de la vie quotidienne, de sorte qu’ensemble ils constituent comme une chronique du XXe siècle où l’on retrouve aussi bien les hommes politiques que les chansons à la mode. C’est ainsi qu’il a évoqué la guerre civile espagnole (Father Hilary), une révolution sud-américaine (The fair bride), l’espionnage entre l’Ouest et l’Est (The Month of Falling Leaves), les milieux cinématographiques romains (Divided Lady), les échanges culturels entre pays (A Girl from Lu?beck), etc.
L’amour de l’Église
Il aimait tant la liturgie catholique dans l’exactitude de ses rites qu’il parsemait ses romans de citations de celle-ci, la plupart en latin d’ailleurs. Peu de temps avant de mourir, il écrivit un polar qui tentait d’expliquer la mort du pape Jean-Paul Ier après un pontificat de 33 jours, Death comes John Paul.
Auparavant, à la suite de soubresauts suscités par l’encyclique Humanæ vitæ sur la régulation des naissances, il avait écrit un roman intitulé L’évêque qui parut en traduction française en 1971. On pourrait le résumer par cette affirmation du personnage imaginé par l’auteur : « Notre civilisation vient directement du christianisme et seul un retour à ses disciplines et à ses doctrines dans leur intégralité, peut nous empêcher d’être vaincus, entraînés et asservis par les hordes barbares de l’est. » À côté de l’évêque, Bruce Marshall traçait avec amour le portrait de son secrétaire, le père Spyers. C’est celui-ci que nous retrouvons devenu pape dans un roman d’anticipation, traduit en français en 1973 : Urbain IX. Ces deux romans ont été suivis de deux autres : Marx Ier et Pierre II, non traduits, où l’auteur dit ses craintes et son espérance pour l’Église qui doit se garder des faux prophètes qui veulent qu’elle soit dans le vent, alors qu’elle est « un rempart contre le vent ».