L’homme nu de Marc Dugain et Christophe Labbé

L’homme numérique, cet Homo scientificus imaginé par Bernard Debré dans son fulgurant essai d’anticipation, La Grande Transgression (Michel Lafon, 2000), est le sujet que le romancier Marc Dugain et le reporter Christophe Labbé ont littéralement choisi de déshabiller pour nous le présenter dans sa nudité la plus crue, sans mémoire, programmé, sous surveillance constante. Nous voici donc parvenus au sommet du Gestell (que l’on traduit classiquement par arraisonnement du monde) au sens du concept forgé par Heidegger qui avertissait, prophétique, que « là où domine l’Arraisonnement, y a-t-il danger au sens le plus élevé » (La Question de la technique, 1958). Ici se réalise ce que Peter Sloterdijk, disciple heideggérien s’il en est, appelle la « domestication de l’homme […], grand impensé devant lequel l’humanisme s’est voilé la face depuis l’Antiquité jusqu’à présent » (Règles pour le parc humain, 1999).

Parce que nous sommes devenus à peu près intégralement ignorants du fonctionnement de la technique informatique, celle-ci s’est rendue d’autant plus utile qu’elle nous a progressivement placés en état d’entière dépendance à son égard par son omniprésence totale. Bien plus : parés des oripeaux avenants et chatoyants de la philanthropie, les « Big Data » (ainsi que l’on surnomme, de manière générique, les milliards de milliards de données massives circulant quotidiennement sur Internet et capturées, stockées, partagées, analysées et gérées par des multinationales américaines telles que Google, Apple, Microsoft et Facebook) nous promettent le bonheur sur Terre en réalisant, voire en anticipant nos moindres désirs.

Exeunt l’accidentel, l’imprévisible ou l’aléa. Le hasard. Tout est contrôlé au plus près de nos habitudes et de nos envies, en fonction des données personnelles que nous aurons eu l’extrême (et inconsciente) amabilité de concéder pour presque rien, en achetant sur Internet, en louant un VOD ou en écrivant nos mails. « Les portables et autres smartphones sont autant de tentacules grâce auxquels la pieuvre big data récupère nos données personnelles. Médias, communication, banque, énergie, automobile, santé, assurances, aucun secteur n’échappe à ce siphonage. » Mieux : cette industrie prévenante, par la grâce de logiciels de traitement de données massives et de « l’analyse prédictive », se révèle aujourd’hui capable de prévoir nos comportements, nos goûts, nos addictions.

Demain, au nom de la lutte contre le terrorisme, elle nous fichera en nous affublant d’un coefficient de dangerosité (la culpabilité devenant un concept obsolète), voire, comme c’est déjà possible en France, de nous attraire devant les tribunaux sur la simple intention de commettre un délit. Bref, « le niveau de connaissance sur chacun sera bientôt tel que l’on pourra prédire nos comportements, y compris les plus répréhensibles. La surveillance de tout être humain sera la règle. Peu pourront y échapper, sauf à accepter de faire partie d’une nouvelle catégorie de marginaux. L’homme nu trouvera difficilement la force de résister dans une société où santé, longévité et sécurité seront le prétexte officiel à sa transparence », préviennent les auteurs.

Notre servitude volontaire est inouïe. Nous acceptons, sans mot dire, de multinationales étrangères ce que nous refuserions catégoriquement de tout État liberticide et tyrannique. L’impuissance publique contre l’omnipotence douce des firmes privées. Là, la résistance s’organiserait et nous prendrions sans doute le maquis. Hic et nunc, nous nous abandonnons dans la promesse irénique du bonheur virtuel. Guy Debord n’aurait pas imaginé cette mutation de l’hyper-société du spectacle digitalisé. Ce totalitarisme mou, sans terreur ni contrainte apparente, cette « dictature invisible », selon l’expression des essayistes, étend son emprise, tout en se jouant avec arrogance des éventuels garde-fous juridiques mis en œuvre par les États (à ce titre, HADOPI est une caricature archétypale). « Derrière la cool attitude des pionniers du numérique transparaît la volonté d’en finir avec la démocratie devenue encombrante. »

Bienvenu chez Blade Runner, Terminator, Matrix, Minority Report, Time Out, Iron Man, 1984, etc., autant de scenarii sortis de l’imagination débridée d’écrivains et de cinéastes qui se sont incarnés dans la réalité.

Aristide Leucate – Boulevard Voltaire

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