Anne (Atomic) Lauvergeon et madame Fric…

Pendant qu’Anne Lauvergeon brillait au firmament de l’industrie et du pouvoir, Olivier Fric menait discrètement ses affaires en Suisse. Aujourd’hui, la justice s’interroge sur son rôle dans le rachat d’une société minière qui aura été le plus mauvais investissement – et le plus contesté – de sa femme à la tête d’Areva.

Pour Anne Lauvergeon, le purgatoire a l’apparence d’un bel immeuble parisien, bourgeois et silencieux, aux abords du parc Monceau. L’ancienne présidente d’Areva, qui comptait naguère parmi les personnalités les plus puissantes de l’industrie française, y a établi son petit cabinet de conseil dans un appartement à la décoration minimaliste : luminaires design, murs blancs et portes mauves, bureaux en open space où s’affairent une poignée de jeunes gens élégants et surdiplômés. Elle seule dispose d’un bureau fermé, orné de photos qui la représentent au côté de Nelson Mandela et de Hillary Clinton. C’est là que, depuis quatre ans, l’ex-baronne du nucléaire, que l’on surnommait « Atomic Anne » en raison de ses fonctions comme de son tempérament, ronge son frein en attendant une occasion de rebondir qui n’arrive pas. De son influence passée, il ne lui reste guère que des fauteuils dans de prestigieux conseils d’administration (Total, EADS, Rio Tinto), la présidence d’une fantomatique « commission sur l’innovation » rattachée au gouvernement et… une cascade d’ennuis.

Depuis l’élection de Françoise Hollande, sa fréquentation ancienne des réseaux socialistes (elle fut l’une des principales collaboratrices de François Mitterrand à l’Élysée) aurait pu favoriser son retour aux affaires ; il n’en a rien été. La rumeur a annoncé plusieurs fois sa nomination au gouvernement ; cela ne s’est pas produit non plus. Dans la presse, son nom apparaît désormais plus souvent dans la rubrique judiciaire que dans les pages économiques. La faute au scandale Uramin, cet imbroglio aux rebondissements inattendus qui, parti d’interrogations sur le rachat d’une société canadienne et de ses mines en Afrique, a fini par ébranler Areva tout entier sur fond de pertes colossales, éclabousser ses anciens dirigeants et dévoiler ce qui était jusqu’alors l’un des secrets les mieux gardés du Paris des affaires : les étranges activités du mari d’Anne Lauvergeon.

À la fois négociant, consultant et intermédiaire, Olivier Fric est un homme athlétique et souriant de 56 ans qui a travaillé dans la banque puis dans le pétrole, s’est orienté ensuite vers l’ingénierie pour les secteurs de l’énergie et des matières premières. Il a créé diverses sociétés – le plus souvent domiciliées en Suisse –, utilisé son carnet d’adresses pour monter des projets d’investissements en Afrique, en Russie ou en Chine. Longtemps, il a été le contraire d’un mari gênant. À présent, sa discrétion se retourne contre lui – et contre son épouse. On le suspecte, lui, d’avoir cherché à profiter des fonctions de celle dont il partageait l’intimité pour faire fructifier ses affaires. On lui reproche, à elle, de s’être laissée entraîner dans une opération hasardeuse par celui qui pouvait l’influencer sur l’oreiller. Le fait qu’il ait détenu des fonds non déclarés dans au moins une banque helvétique apparaît comme une circonstance aggravante (Le Point a révélé que le service antiblanchiment de Bercy, Tracfin, avait livré cette information à la justice le 27 mai. Certaines sources font état de plusieurs comptes et non d’un seul).

Avant l’affaire Uramin, le parcours professionnel d’Olivier Fric restait aussi confidentiel que celui de sa femme était étincelant. Anne Lauvergeon l’a épousé en 2004 ; le couple a deux enfants. Dans le récit qu’elle a publié en 2012 après son éviction d’Areva (La Femme qui résiste, Plon), l’ex-PDG évoque longuement les hommes qu’elle a eu à affronter durant son ascension : Hubert Védrine, son supérieur et son rival à l’Élysée sous Mitterrand, le sulfureux banquier Édouard Stern chez Lazard Frères (qui l’aurait « menacée physiquement »), le PDG d’Alstom Patrick Kron qui rêvait d’une fusion avec Areva, les ministres Thierry Breton et Jean-Louis Borloo, hostiles à sa stratégie industrielle, le patron d’EDF Henri Proglio, son pire ennemi, et Nicolas Sarkozy qui l’a finalement écartée. De l’homme qui partage sa vie, en revanche, elle ne dit pas un mot. (Sollicitée à plusieurs reprises, Anne Lauvergeon a refusé de répondre à cette enquête.)

« Olivier a toujours vécu dans son ombre, même leurs amis n’ont jamais vraiment su ce qu’il faisait – moi-même, j’aurais du mal à vous l’expliquer », assure l’un de ceux qui ont eu le privilège de fréquenter les dîners du couple, dans leur appartement du quartier du Trocadéro. Militante de la réussite professionnelle des femmes, Anne Lauvergeon occupait l’avant-scène ; son mari évoluait en coulisse, acceptant de bonne grâce le rôle d’un prince consort. « Si dès le démarrage, chacun est dans les starting-blocks, à se demander qui va faire carrière plus vite que l’autre, on est mal partis », confiait-elle ainsi en 2008 dans Madame Figaro. Entre elle et lui, la concurrence n’existait pas. Dans les réceptions officielles, c’est la femme d’affaires qui était invitée ; son époux était à son bras. Dans les séminaires de direction d’Areva à l’étranger, c’est la patronne qui régnait ; il l’accompagnait à l’occasion. Alors qu’elle trustait les postes de pouvoir, il s’occupait des enfants – elle faisait volontiers son éloge pour cela. Non sans autodérision, il avait même intégré la chorale Les Compères, qui réunit des conjoints et parents de personnalités de la politique et de l’économie pour des concerts sélects (doté d’une belle voix de ténor, Olivier Fric y chante en compagnie – entre autres – du mari de Françoise de Panafieu, de la femme de Patrick Devedjian et d’une fille de Gérard Longuet).

Anne Lauvergeon et Olivier Fric ne se sont exposés ensemble en pleine lumière qu’une seule fois. C’était le 16 janvier 2012. Ce jour-là, le couple tient une conférence de presse dans un salon parisien pour dénoncer l’espionnage dont il se dit victime et annoncer une plainte pour « atteinte à l’intimité de la vie privée ». L’ex-dirigeante d’Areva révèle alors que, peu de temps avant son limogeage, la hiérarchie de son propre groupe a confié à un détective suisse une enquête sur les conditions du rachat d’Uramin. Son mari a été l’une des cibles de ces recherches – l’enquêteur est allé jusqu’à photographier ses adresses à Lausanne, relever ses déplacements à Genève et scruter ses contacts téléphoniques. « Il fallait m’abattre », lance-t-elle avec colère en brandissant le rapport du détective dont une copie est distribuée. Les journalistes ignorent que le document est amputé de son introduction où figure cette phrase troublante (nous avons retrouvé le rapport complet) : « M. Fric est en relation avec plusieurs fiduciaires et banques privées suisses, ce qui pourrait laisser supposer qu’il détiendrait des actifs cachés en Suisse. À ce stade de nos recherches, nous n’avons toutefois pu confirmer cette information. » À côté de sa femme, Olivier Fric garde le silence. Ce n’est qu’à la toute fin de la réunion que, pressé de questions, il finit par prononcer quelques mots. Les journalistes présents l’entendent alors avec étonnement parler de son épouse sans jamais dire « ma femme » mais en l’appelant « Anne Lauvergeon » (« J’ai transmis votre demande à Mme Lauvergeon », nous a-t-il écrit, de même, pour toute réponse à nos demandes d’entretien.) Comme si le mari gênant était aussi un mari gêné.

OUBLIÉ PAR LES COW-BOYS
L’histoire du couple Fric-Lauvergeon débute à La Source, ville nouvelle du sud d’Orléans où, dans les années 1970, tous deux sont élèves au lycée Voltaire. Leur idylle se noue et, une fois leur bac en poche, ils montent ensemble à Paris pour préparer les concours des grandes écoles. La jeune femme vise l’École normale supérieure, où elle obtiendra une agrégation de physique ; son compagnon veut étudier le commerce et sera admis à l’Éssec. Leurs carrières divergent ; leurs vies aussi : bientôt, Anne rompt, décidée à ne pas laisser entraver sa carrière par des considérations personnelles. Olivier part pour l’Indonésie où il se mariera et aura une fille. La future PDG d’Areva devient ingénieure des Mines (enfant, elle rêvait d’être archéologue) et apprend le métier dans l’industrie lourde. Elle épouse en 1986 un ingénieur d’Elf Aquitaine.

Les années passent et en 1995, Anne Lauvergeon quitte l’Élysée pour la banque Lazard. Le hasard fait qu’au même moment, Olivier Fric est lui aussi devenu banquier : il gère les investissements russes du Crédit agricole. À Paris, sur les Grands Boulevards, leurs bureaux sont distants d’une petite centaine de mètres. Ils se revoient, se plaisent à nouveau. Le couple se reforme. Leur fille naît en 2000, leur fils, en 2003 ; ils se marient l’année suivante. Entre-temps, Fric est entré chez Elf Trading, la filiale chargée de vendre la production du groupe dont le siège est à Genève. Sa mission consiste à développer des activités dans les pays de l’Est et en Russie, pays qu’il connaît bien et dont il parle couramment la langue. Il est affecté à une petite unité de financiers dédaignée par les cow-boys du trading pétrolier – aucun de ceux que nous avons interrogés ne m’a dit se souvenir de lui.

À partir de cette époque, le couple défie les lois de la géométrie : leurs trajectoires sont parallèles mais elles peuvent se croiser. Quand Elf est absorbé par Total (en 2000), un nouveau conseil d’administration est formé : Anne Lauvergeon, devenue présidente de la Cogema, entreprise publique chargée du retraitement des déchets nucléaires, y est nommée. Ainsi, la voilà admise dans les plus hautes instances du groupe qui emploie son mari – cette coïncidence-là, les cow-boys d’Elf Trading s’en souviennent encore. Cette situation équivoque ne dure pas : en 2002, Fric quitte le groupe français et crée sa propre société de conseil qu’il domicilie à Lausanne et baptise Vigici. Il en fait la plaque tournante de son réseau. Sa spécialité : les opérations financières autour de petites sociétés pétrolières et minières. Ses meilleurs soutiens sont des familiers du couple.

L’un des plus présents est Pierre-Christophe Sicot, expert en ingénierie financière pour les grands contrats sur l’or noir : Fric et lui démarchent ensemble des investisseurs pour lancer des projets en Chine (dans le même temps, Sicot s’associe avec l’ex-secrétaire d’État américaine Madeleine Albright pour aider le Koweït à recouvrer des créances sur l’Irak antérieures à la guerre du Golfe mais le projet soulève de vives contestations aux États-Unis et capote). Le courtier Patrick Gidon en fait également partie. Résident monégasque, ancien collaborateur de l’homme d’affaires Patrick Maugein, dont les introductions auprès de Saddam Hussein et la proximité avec Jacques Chirac ont longtemps passionné les services de renseignement américains, Gidon est un négociant spécialisé dans le commerce du pétrole, du café et du caoutchouc. Sa zone d’influence est désormais africaine, avec une prédilection pour le Nigeria.

Areva est créé en 2001 pour regrouper les activités de la Cogema et de Framatome sous la bannière d’un acteur unique du nucléaire tricolore. Nommée à sa tête, Anne Lauvergeon devient l’une des rares femmes à diriger une entreprise publique en France et accède au cercle des femmes les plus puissantes du monde – elle est onzième dans le classement de Forbes en 2005, sixième (et deuxième pour le magazine Fortune) en 2006. Olivier Fric mène ses affaires de son côté. Il garde des parts dans une société pétrolière australienne qu’il a connue en Indonésie, Anzon, et partage ses semaines entre Paris, la Suisse et le Perche où le couple a fait l’acquisition d’un manoir du XIXe siècle dont les fenêtres dominent la Sarthe et l’abbaye de Solesmes.

Peu à peu, il fait des apparitions au siège d’Areva. Les plus hauts cadres de l’entreprise le rencontrent aussi dans les séminaires que le groupe tient dans des hôtels de luxe aux quatre coins du monde – soucieuse de ne jamais être éloignée de sa famille trop longtemps pour des raisons professionnelles, Anne Lauvergeon l’y emmène parfois avec les enfants. Il arrive que sa présence provoque l’embarras : à Venise, en 2008, il se lance dans un cours sur le trading à la table des principaux directeurs du groupe qui l’écoutent médusés. « C’est intéressant ; il faudra y réfléchir, non ? » temporise la PDG. Dans son dos, ses collaborateurs surnomment son mari « l’innommable » : on s’interdit de plaisanter sur son patronyme mais on s’efforce de tenir à distance ses offres de service. Quelques années plus tôt, le directeur de la branche « transmission et distribution » d’Areva a fait un esclandre pour repousser ses avances : « Dis à ton mari de ne plus s’approcher de mes équipes ! » a-t-il lancé à Anne Lauvergeon (la scène, qui nous a été rapportée par plusieurs témoins, est citée dans le livre de Jean-Louis Pérez, Anne Lauvergeon, le pouvoir à tout prix, Seuil, 2014).

À l’automne 2006, c’est en tout cas sur l’intervention d’Olivier Fric que le groupe nucléaire recrute un nouveau directeur du développement pour ses activités minières : un banquier belge nommé Daniel Wouters. Impossible de savoir comment Fric et lui se sont connus. Ni l’un ni l’autre n’ont accepté de nous répondre et leurs itinéraires respectifs ne présentent a priori aucune intersection. Diplômé de l’Insead, la prestigieuse école de management de Fontainebleau, Wouters a travaillé en Afrique pour la banque Belgolaise et dispose de contacts haut placés sur le continent noir, pour avoir conseillé jadis le président de Côte d’Ivoire Félix Houphouët-Boigny. Olivier Fric assure d’ailleurs n’avoir rien fait de plus que « transmettre son CV » à Areva (« J’ai joué le facteur », expliquait-il lors de la conférence de presse de 2012 ; « il s’en tient à cela », nous a indiqué son avocat, Me Jean-Pierre Versini-Campinchi, certifiant même qu’Olivier Fric n’aurait rencontré Wouters qu’après son embauche chez Areva). Toujours est-il que c’est ce petit homme rond et discret qui, sans expérience particulière mais en liaison directe avec Anne Lauvergeon, va négocier au nom d’Areva le rachat d’Uramin.

« ATOMIC ANNE » A UN PLAN SECRET
La présidente a décrété l’urgence. Peu avant l’arrivée de Wouters, ses services ont établi un plan de développement intitulé « Turbo » – on ne saurait être plus clair. La division minière d’Areva est aux abois depuis qu’une inondation a noyé l’immense mine canadienne de Cigar Lake. Pour ne rien arranger, des rumeurs font redouter la nationalisation de ses mines au Niger, les plus riches du groupe. Rétablir sa production d’uranium exige de nouveaux filons.

À peine installé au sixième étage de l’immeuble Art déco qui abrite le siège du groupe, près de l’opéra Garnier, Wouters reçoit pour mission de s’emparer d’Uramin, une junior canadienne créée en 2005, qui détient des mines en Namibie et en Centrafrique. Il est en première ligne : depuis plusieurs mois, le poste de directeur des mines au sein d’Areva reste vacant – il n’a donc pas de supérieur immédiat. Une précédente tentative de rachat d’Uramin a échoué en octobre 2006 : après avoir fixé un prix de 415 millions d’euros, les propriétaires ont fait volte-face et suspendu les discussions. Ils ont eu du flair : moins d’un an plus tard, Areva acceptera de payer 4,5 fois plus cher. En réalité, « Atomic Anne » a un plan secret. Dès que la transaction sera conclue, elle compte revendre 49 % d’Uramin au géant chinois du nucléaire CGNPC. De cette façon, Areva récupérerait d’emblée la moitié de son investissement et surtout, le groupe français deviendrait le fournisseur d’uranium attitré de l’Empire du Milieu – un filon autrement prometteur que le plus riche des gisements.

Début 2007, Wouters relance les pourparlers. Les actionnaires d’Uramin s’étonnent d’avoir affaire à un nouveau venu, à plus forte raison un inconnu dans le monde minier. « Qui exactement au sein de la direction d’Areva avait contacté Wouters [pour lui offrir ce poste] est un secret fort bien gardé », écrivent-ils, non sans sous-entendu, dans l’opuscule confidentiel qu’ils ont édité depuis, A Team Enriched (une équipe enrichie). Sur le ton émerveillé d’informaticiens boutonneux de la Silicon Valley racontant la revente de leur start-up à Microsoft, ils y retracent la transaction qui a fait leur fortune. En mars 2007, se rappellent-ils, Wouters convoque subitement leur directeur, Neil Herbert, pour l’informer qu’Areva veut toujours les racheter. « J’ai dit à mon associé : “Areva est sérieux”, se souvient Herbert. Et comme pour confirmer ce sentiment, il m’a indiqué qu’ils étaient candidats pour acquérir immédiatement 15 millions d’actions (…), ce qui représentait 5 % de notre capital et revenait à nous passer la bague au doigt. » Ce jour-là, le Canadien est reçu par Wouters en tête-à-tête et ne rencontre personne d’autre chez Areva. Coïncidence : le coût de l’opération – 79 millions d’euros – est juste au-dessous du seuil à partir duquel (80 millions d’euros) l’accord du conseil de surveillance est requis.

À partir de ce moment, le processus sera bouclé en trois mois. Dans l’urgence, aucun expert n’est dépêché sur place pour évaluer les réserves des sites d’Uramin. Quand EDF songe à s’associer à cet investissement, ses banquiers jugent que « [sa] rentabilité à long terme est incertaine ». Qu’importe, Areva se fonde sur l’analyse d’un cabinet d’études sud-africain, SRK, qui se trouve être rémunéré par Uramin elle-même – comme par hasard, ses projections s’avéreront très optimistes. Ensuite, la banque Roth­schild estime la société canadienne à un prix dépassant 3 milliards d’euros – son rapport, long d’à peine 16 pages, est rédigé en moins de trois semaines.

Avec le recul, la Cour des comptes a critiqué cet empressement et les négligences qu’il a entraînées (au point de saisir la justice en février 2014, ce qui a constitué le point de départ de l’enquête sur Uramin). Mais sur l’instant, rien ne peut ralentir le plan « Turbo ». Le 30 mai 2007, Anne Lauvergeon soumet le projet de rachat d’Uramin au conseil de surveillance d’Areva. Une note de 19 pages est remise aux administrateurs, frappée du sceau « confidentiel ». La présidente y explique que la junior canadienne est pilotée par « une équipe de développement bien connue d’Areva », livre une estimation de la production qui ne sera jamais atteinte et juge « fort probable » que les géants mondiaux de l’uranium « soient sur les rangs » pour surenchérir (dans leur livre confidentiel, les fondateurs d’Uramin affirment le contraire). Le conseil donne son feu vert à l’unanimité, l’opération est annoncée le 19 juin 2007. Areva paie finalement 1,8 milliard d’euros pour s’approprier des mines qui se révéleront sans grande valeur.

LES ASSIDUITÉS DE M. FRIC
Pendant que son épouse croit triompher, Olivier Fric fait fructifier son carnet d’adresses. Ayant facilité l’embauche de Wouters chez Areva, il multiplie les offres de services auprès de lui. De nombreux échanges d’e-mails entre eux ont été saisis par la brigade financière lors de perquisitions effectuées en juin 2014. Leur lecture est édifiante. Le 14 août 2008, Fric propose à l’ami belge (qu’il tutoie) d’associer Areva à deux projets de l’homme d’affaires Robert Kissin, qu’il présente comme « [son] partenaire anglais ». Le premier est la construction d’une usine d’acide sulfurique au Kazakhstan, à propos de laquelle il signale : « J’en ai fait part à Anne, qui est très intéressée par un projet de ce type. » Le second porte sur un rapprochement avec une compagnie de forage serbe : « Anne m’a dit que vous avez un programme de forage important pour la saison à venir », glisse-t-il, ce qui semble attester que la PDG d’Areva informait son mari des activités de son groupe. Le 15 octobre 2008, nouvelle proposition de Fric. Il veut cette fois introduire auprès de Wouters un intermédiaire turc pour assister Areva en Mongolie, eldorado uranifère situé aux portes de la Chine.

L’ami belge d’Olivier Fric n’est pas le seul à subir ses assiduités. Le 13 mai 2008, il recommande au directeur financier d’Areva, Alain-Pierre Raynaud, un ancien collègue d’Elf pour un poste ultrasensible au contrôle de gestion. Cette fois encore, il se prévaut d’une conversation avec sa femme : « J’avais discuté avec Anne il y a quelque temps des profils que le groupe recherche pour faire face à ses besoins. » D’autres démarches visent Sébastien de Montessus, nommé directeur des mines en juin 2007, juste après le rachat d’Uramin. Le 23 octobre 2008, Fric lui propose de rencontrer un courtier suisse « capable de vous aider à évaluer la valeur de votre acquisition » et « pour gérer avec [Areva] certains contrats ». Il précise que, sans attendre, un contact a été pris avec l’intéressé « par un de [ses] amis, Christophe Sicot, qu’Anne connaît par ailleurs ».

Bien qu’Anne Lauvergeon ait publiquement affirmé le contraire, l’entreprenant mari est également parvenu à s’immiscer dans l’opération Uramin. Plusieurs documents saisis par la police en apportent la preuve (même si ni l’un ni l’autre ne sont poursuivis à l’heure où nous bouclons cet article). Le 22 septembre 2008, Daniel Wouters est informé par un e-mail de la société United Africa Group (UAG), partenaire imposé à Areva en Namibie par les autorités de ce pays, de la nomination du Français Patrick Gidon comme son représentant dans les tractations en cours. On l’a vu, Gidon est un ancien négociant en pétrole et surtout l’un des partenaires habituels d’Olivier Fric. De fait, c’est bien Fric et non Gidon qui accompagne les émissaires de UAG, quelques semaines plus tard, quand ils sont reçus au siège d’Areva pour négocier de vive voix. Certains cadres se souviennent de leur stupeur en découvrant que l’homme qui discutait pied à pied les clauses du futur accord n’était autre que le mari de leur présidente. Dans un courriel adressé à Sébastien de Montessus le 29 janvier 2010, Fric discute même sans faux-semblant des conditions financières du partenariat et recommande d’y associer « notre banque » (en l’occurrence, celle d’UAG). « Je sais que c’est un pré carré chez APR [Alain-Pierre Raynaud, le directeur financier], mais le sujet vaut une rencontre. Fais-moi appeler pour monter un RV semaine prochaine », ordonne-t-il. Mais le contrat avec UAG ne sera jamais signé car entre-temps, le rachat d’Uramin a tourné au fiasco.

Rien ne s’est passé comme prévu. D’abord, les Chinois ont renoncé à prendre une part d’Uramin. Mieux avisés que les Français, eux ont envoyé des géologues en Namibie et en Centrafrique ; ils n’ont pas aimé ce qu’ils y ont vu. Anne Lauvergeon a eu beau multiplier les démarches et offrir des concessions (un rapport interne daté de juin 2009 en dresse la longue liste), rien n’y fait. Dans le plus grand secret, elle sollicite NPCI, le concurrent indien de CGNPC. Nouvel échec. Dans le même temps, les sites d’Uramin se sont avérés infiniment moins riches que prévu et le coût d’extraction du minerai a explosé. Si bien qu’au printemps 2010, la direction des activités minières d’Areva préconise d’inscrire dans les comptes du groupe une perte de 210 millions d’euros – au fil des mois, ce chiffre sera réévalué à 426 millions, puis à 1,4 milliard. Lauvergeon résiste, se cabre. Sébastien de Montessus, qui passait pour l’un de ses fidèles, l’affronte. « Je sentais qu’un scandale pouvait naître de l’annonce à venir d’une dépréciation significative d’Uramin », a-t-il expliqué depuis à la brigade financière. Au cours d’une réunion de direction, la PDG lui reproche d’insister pour acter les pertes : « Tu me mets un pistolet sur la tempe ! » En définitive, seuls 126 millions d’euros sont inscrits en provision sur l’exercice 2009. L’échéance n’est que retardée.

« Elle ne voulait pas admettre sa défaite, explique l’un des témoins de ces discussions orageuses. Elle s’accrochait à son plan d’une façon quasi irrationnelle. » Sur ses instructions, on recherche des mécanismes qui permettraient de contrebalancer les pertes d’Uramin dans les comptes d’Areva. Un avocat du fameux cabinet parisien Gide Loyrette Nouel est interrogé pour mesurer les risques judiciaires au cas où les bilans du groupe viendraient à être contestés. À l’extérieur, l’étoile d’Anne Lauvergeon a pâli. Les barons de l’industrie guettent sa disgrâce comme des fauves lorgnant une antilope blessée. Le pouvoir politique l’a mise sous surveillance : Nicolas Sarkozy a imposé à Areva un homme de confiance, l’expert-comptable René Ricol, qu’il a chargé d’un audit. Autour d’elle, ses subordonnés s’inquiètent de la voir nier l’évidence.

Un agent de renseignement privé, Marc Eichinger, est mandaté pour une recherche discrète sur le cas Wouters. Très vite, il pointe de nombreuses anomalies dans le rachat d’Uramin. « J’ai le regret de vous informer que cette opération boursière est particulièrement douteuse », écrit-il en mai 2010 à l’un des responsables de la sécurité d’Areva. Il ajoute : « Il y a un faisceau d’indices sérieux et concordants qui démontrent qu’Areva a été victime d’une escroquerie. » C’est pour compléter ce travail qu’une enquête approfondie est ensuite commandée au détective suisse, Mario Brero. En scrutant le passé et les relations de Daniel Wouters, le limier genevois va croiser tout naturellement la piste de celui qui a parrainé son entrée dans le giron d’Areva : Olivier Fric. Le rapport exonérera ce dernier de toute implication frauduleuse dans l’opération Uramin mais cela, Anne Lauvergeon ne l’apprendra que plus tard. À la mi-juin 2011, alors que les investigations de Brero commencent à peine, elle est limogée sur ordre de l’Élysée. Six mois plus tard, le secrétaire général d’Areva, Pierre Charreton, conclut ainsi le rapport interne qu’il consacre à l’affaire : « Ce qui ne cesse d’intriguer, c’est le comportement de la présidente (avant, pendant et après l’acquisition). Force est de constater que, malgré l’accumulation d’indices concordants qui pourraient laisser penser qu’Areva a été victime d’une acquisition réalisée dans des conditions contestables, la présidente n’a jamais cherché à éclaircir les conditions ayant entouré l’acquisition d’Uramin. »

Au printemps 2012, Areva inscrit en définitive 1,5 milliard de pertes sur Uramin, et 2,4 milliards de pertes au total pour l’année 2011 (notamment sous l’effet de la catastrophe de Fukushima, qui a ébranlé l’industrie nucléaire mondiale). Cette annonce plonge le groupe dans la crise, au point qu’il est aujourd’hui menacé d’un démantèlement. Depuis lors, la carrière d’Anne Lauvergeon reste au point mort. Son époux a délaissé la finance et l’énergie pour développer les activités en Europe d’une start-up américaine, Ingéniux (dont le président pour la France est son vieux compère Patrick Gidon). Au mois de juin 2014, le procès engagé par Anne Lauvergeon et Olivier Fric contre Sébastien de Montessus a abouti à la relaxe de l’ancien directeur. Le détective Mario Brero a été condamné mais dispensé de peine. Les plaignants n’ont pas fait appel. Il est vrai que leurs avocats ont fort à faire par ailleurs. Quelques jours plus tôt, la police avait perquisitionné le domicile du couple et leurs bureaux respectifs. Après avoir longtemps mené des carrières disjointes, celle que l’on n’appelle plus « Atomic Anne » et son intrigant conjoint n’ont plus d’autre choix que de se défendre ensemble – pour le meilleur et pour le pire, comme il est dit dans le serment du mariage.

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