Comment Nicolas Sarkozy a bradé la laïcité par Bernard Cazeneuve! (Redif!)

2012 – Au moment où les Français s’apprêtent à se prononcer sur leur avenir, ils aspirent à voir la France s’identifier à la République. Mais ceux qui la dirigent encore ont changé à ce point son visage que chacun peine désormais à se reconnaître en elle. À force de synthèses politiques douteuses et de relectures historiques frelatées, ils ont rendu la France peu à peu nauséeuse.

D’abord, Nicolas Sarkozy s’était plu, pendant la campagne présidentielle de 2007, à préempter avec un art consommé de la triangulation, à la fois de Gaulle et Jaurès, la République et les racines chrétiennes de la France, le message universel de la déclaration des droits de l’Homme et l’appartenance de la France à la civilisation occidentale. À coup de manipulations, il avait fait tomber un à un les repères établis par les respirations de l’Histoire. Et beaucoup des valeurs fondatrices de la République avaient ainsi été passées au laminoir des discours du chef de l’État.

Jusqu’à lui, nul républicain ne s’était aventuré à revisiter la laïcité comme une valeur intangible de la République. Car chacun qui avait exercé la plus haute responsabilité de l’État avait conscience de ce lien intime et indestructible qui liait la laïcité à la nation, au point d’en faire un élément essentiel de son identité.

La laïcité, garante de notre devise républicaine

La laïcité fut en effet l’aboutissement d’un combat sans merci qui portait comme une synthèse l’aspiration de la République à voir se réaliser les trois ambitions de sa devise : la liberté, l’égalité et la fraternité.

La laïcité désirait que chaque citoyen pût trouver, dans l’indifférence du pouvoir politique à l’égard des croyances et des religions, un chemin pour le libre exercice de sa conscience. Elle fut ainsi le moyen de conforter au cœur de la République la devise de la liberté. Comme elle établissait que l’essence même de l’Homme l’emportait sur toutes les autres appartenances qui pouvaient le distinguer, elle fut un ressort puissant de l’égalité. Enfin, comme dans l’école de la République, dégagée de toute inféodation aux croyances et à leurs églises, elle garantissait l’accès de chacun à la connaissance et formait à la tolérance par l’apprentissage de l’ouverture à l’autre, elle constituait le socle solide de la fraternité.

Sarkozy et le discours de Latran : notre héritage bradé

Mais sans doute la laïcité était-elle trop encombrante pour résister à l’obsession du clivage et de la division qui semble avoir guidé chacun des pas du président sortant jusqu’au terme de son quinquennat. Sur ce sujet grave, la parole du président de la République, portée au cœur de la basilique Saint-Jean-de-Latran, en 2007, justifie toute la rigueur d’analyse que l’on pourrait devoir à l’encyclique d’un pape.

En quelques mots, l’héritage laïque de la France s’est trouve bradé. En accusant la laïcité de couper la France de ses racines chrétiennes, il a réintroduit la religion au cœur du discours politique, en allant jusqu’à consacrer la supériorité du prédicateur qui évangélise sur l’instituteur qui éduque : “Dans la transmission des valeurs et de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le prêtre ou le pasteur (…) parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance.”

Comment ne pas rapprocher ce propos de celui tenu par Jean Jaurès, à Castres, en juillet 1904, qui disait, parlant de la laïcité : “Ainsi se dissiperont les préjugés, ainsi s’apaiseront les fanatismes… Et la conscience de tous ratifiera les lois nécessaires et bienfaisantes dont l’effet prochain sera de rassembler dans les écoles laïques, dans les écoles de la République et de la nation, tous les fils de la République, tous les citoyens de la nation…”

Quoi de plus fort que la juxtaposition de ces deux paroles pour mesurer l’intensité du divorce entre deux conceptions de la laïcité, et de ce fait de la République.

La rupture établit ici non seulement la négation de la laïcité comme valeur républicaine intangible, mais relativise l’apport des Lumières à l’œuvre d’émancipation des citoyens désireux de recouvrer leurs libertés et leurs droits contre toutes les formes d’obscurantisme.

En fait, en s’attaquant à la laïcité, sous prétexte de vouloir en inventer une autre, plus positive, c’est la République que Nicolas Sarkozy a atteint dans ses fondements les plus intangibles.

La droite sarkozyste incite au communautarisme

On comprend mieux dès lors pourquoi, par culture autant que par conviction, il s’est employé à banaliser, dans le concert des nations occidentales, la parole de la France. Là où celle-ci s’affirmait laïque, il l’a préférée revendiquant ses racines chrétiennes, là où son message universel la plaçait comme un pont entre les cultures, il a théorisé le choc des civilisations par le truchement d’un ministre de l’Intérieur campé dans la provocation. Enfin, là où les services publics, dans leur neutralité, constituaient le patrimoine de ceux qui n’ont rien, il les a affaiblis un à un, à l’instar de l’Éducation nationale, de l’hôpital public, ou encore de la poste, alors que pour Jaurès, déjà, l’émancipation laïque et la résolution de la question sociale étaient indissociables l’une de l’autre.

Oubliant que la laïcité porte en elle l’espérance de l’affranchissement de l’Homme, par le dépassement de tous les dogmatismes, la droite sarkozyste a réduit le débat sur l’identité de la France à celui de notre relation à l’étranger, avec tous les égarements que cela autorise.

Comment éviter, avec un tel discours, que de mauvais amalgames n’aboutissent à l’enfermement de groupes entiers dans le communautarisme, au grand préjudice de la morale républicaine qui rassemble ? Comment éviter dès lors que des jeunes, qui cherchent en vain un chemin qui les conduisent vers la citoyenneté, ne le trouvent ailleurs que dans l’école et les institutions de la République ? Comment expliquer aux enfants de France que, si le prêtre ou le pasteur sont plus légitimes que l’instituteur à transmettre les valeurs essentielles, ils devront, malgré tout, respecter le maître d’école comme le firent leurs aînés avant eux, face à ceux qu’on appelait les hussards noirs de la République ?

Par-delà la posture, chacun mesurera les risques de dislocation de la République par la négation de ses racines laïques. Le modèle anglo-saxon, communautariste a montré ses dangers et ses limites. Si aucun creuset de valeurs partagées ne vient garantir l’indivisibilité de la République, comme un pacte chaque jour réitéré, les particularismes mineront la démocratie, alors que les cultures qui la traversent auraient pu l’enrichir.

Notre France n’a pas peur des musulmans

C’est pourquoi la laïcité renvoie à la notion ancienne de peuple formant un tout, à l’idée d’une indivisibilité par ailleurs inscrite dans notre constitution, à l’unité du peuple français. Cette unité n’est pas un nivellement : elle permet à la République laïque, depuis plus d’un siècle, d’accueillir et d’intégrer en son sein l’ensemble des siens. Désigner chaque jour des boucs émissaires, entretenir l’invective, c’est pousser la République dans les bras du communautarisme.

La France que nous désirons ardemment n’accepte pas ces discriminations qui éloignent de l’emploi, ou tout simplement de la vie, une grande partie de ses enfants en raison de leurs origines ethniques, religieuses ou sociales. La France que nous désirons ardemment n’a pas peur des musulmans de France, car elle pense la République laïque assez forte pour les intégrer dans le respect de ses valeurs. La France que nous désirons ardemment doit assurer l’égalité républicaine, plutôt que de réinventer les népotismes d’ancien régime. Elle doit tendre la main à tous les quartiers de ses villes, plutôt que de stigmatiser ses banlieues. Elle doit tout mettre en œuvre pour que l’égalité des chances et la méritocratie quittent leur statut de chimère.

Les plus faibles sont toujours les premiers à pâtir des manquements au contrat social et au pacte républicain. Si l’aggravation de leur condition devait les renvoyer à leurs seules origines, à leur dénuement, ou pire encore étendre les discriminations qu’ils peuvent subir, alors le malaise social aujourd’hui perceptible pourrait se muer demain en rage sociale. Il ne resterait plus alors qu’à dire, comme aux heures tristes du bonapartisme : “Il est tant que les bons se rassurent et que les méchants tremblent .”

Au moins la démonstration aurait été faite que la sécurité est davantage menacée par l’éclatement de notre modèle social, que par des boucs émissaires que chaque jour certains assignent devant le tribunal de l’opinion.

Par Bernard Cazeneuve alors Ministre délégué-affaires européennes

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