Google devient Alphabet ! Avec ce ripolinage, le géant de la Silicon Valley sépare ses industries. Distinguant son moteur de recherche d’un côté, et ses activités éloignées d’Internet de l’autre, comme ses projets Calico (santé) et Google X (high-tech futuriste). Deux projets qui, pris ensemble, indiquent la vigueur de Google à étendre ses tentacules à la génétique. Tripatouiller le génome, retarder le vieillissement, voire faire advenir l’homme augmenté… Ces dernières années, ses lubies sont devenues exorbitantes.
Lundi 27 juillet, la société de décodage génétique 23andMe, filiale de Google — qu’il faut désormais appeler « Alphabet » suite à l’annonce ce lundi de son cofondateur Larry Page — a fait une découverte effarante. Un développeur a piraté son interface (API) pour mettre au point un scanner de code génétique sur Internet, capable de filtrer les utilisateurs en fonction de leur ADN. Intitulé « Genetic Access Control », le programme, déposé en open source sur la plate-forme collective GitHub, permet de restreindre arbitrairement l’accès aux internautes suivant des critères génétiques (ethnie, sexe, âge, ascendance, etc).
Pour tester l’appli litigieuse et désormais bloquée, il suffisait de posséder son « kit » de test génétique 23andMe, qui coûte 99 dollars, et s’obtient sur la base de l’envoi d’un simple échantillon de salive à ses laboratoires — ce qu’ont déjà fait près d’un million de personnes. Le script mis en ligne sur GitHub a ainsi pu s’appuyer sur la numérisation des génomes effectuée depuis quelques années par la société, qui a mis en libre accès de nombreuses fonctions pour en sonder les contenus.
Ce profilage génétique est une véritable aubaine pour les derniers nostalgiques des Black Panthers ou du Ku Klux Klan. Caustique, le codeur du petit logiciel donne des exemples d’application :
– Créer une communauté en ligne, tels « des sectes ethnoreligieuses pouvant souhaiter limiter leurs adhésions — par exemple des juifs hasidiques qui restreignent l’accès aux ashkénazes ou aux haplogroupes maternels séfarades dotés du gène “Cohen” » ;
– Favoriser « une drague en ligne plus sécurisée, réservée aux partenaires dotés d’une faible propension à détenir deux gènes récessifs pour maladies congénitales ».
Réactive, 23andMe a bloqué le script le jour même et souligné dans un communiqué qu’il était « interdit » d’exploiter sa plateforme pour « construire des matériaux incitant à la haine ou à des actes de terrorisme ou de violence ».
Google met les mains dans le camboui génétique
Seules quatre personnes ont finalement pu expérimenter le code, avant que 23andMe ne coupe le contact. Cette anecdote a toutefois été abondamment relayée sur les réseaux sociaux anglophones. Outre les lendemains « radieux » qu’elle laisse entrevoir au marché de l’exploitation de nos cellules, cette affaire pointe les dangers potentiels d’amasser, dans d’énormes volumes de données (big data), le contenu de nos gènes. Avec la « mise en données du monde », selon la formule consacrée par le professeur Viktor Mayer-Schönberger, cette affaire lève le voile sur les usages à craindre de nos empreintes génétiques.
Au long de l’affaire, il n’a pas échappé aux détracteurs de 23andMe que la fondatrice de cette firme, implantée à Mountain View (Silicon Valley), n’est autre que la pétillante Anne Wojcicki, ex-compagne de l’actuel patron de Google, Sergey Brin. Brin a été très généreux avec l’entreprise de son ex. En 2007, Google y a investi pas moins de 3,9 millions de dollars.
Cela fait déjà quelques années que Google avance ses pions dans la recherche en génétique ou le séquençage d’ADN. Et les dernières nouvelles du front n’augurent rien de réjouissant. La semaine passée, par l’entremise de sa société de recherche médicale Calico, l’ogre du numérique a scellé un partenariat avec AncestryDNA, une entreprise spécialisée dans la constitution d’arbres généalogiques. En fouillant ensemble la base de données du site Ancestry.com, approvisionnée à ce jour par les codes génétiques de millions de personnes, Google compte explorer « les données anonymes de millions d’arbres généalogiques publics » et autant « d’échantillons génétiques », selon un communiqué livré le 21 juin par Calico.
Google, du transhumanisme à l’état brut
Forte poussée de croissance pour le projet « Calico », qui appartient au laboratoire secret Google X et a pour rêve de lutter contre le vieillissement et d’allonger la durée de vie. Il entend, d’ici 2035, l’augmenter de vingt ans. Une vieille obsession chez Google, née dans l’esprit de Sergey Brin, quand il découvre, en 2008, qu’il est porteur du gène LRKK2 de la maladie de Parkinson. En 2010, le magazine Wired racontait la bataille du fondateur de Google contre cette maladie neurologique. Il change alors son alimentation, se met à faire de l’exercice, ne fume pas, et verse chaque année des dizaines de millions de dollars à la recherche contre la maladie de Parkinson. Il estime ainsi avoir divisé par deux ses « chances » de développer la maladie. Mais là n’est pas l’essentiel. Car son combat, il entendait surtout le « googliser » à partir de larges bases de données génétiques et d’algorithmes.
Repousser la mort, c’est aussi la vieille lubie de Ray Kurzweil, directeur de l’ingénierie de Google. Prophète pro-capitaliste, ce gourou de l’intelligence artificielle (IA) est conduit par une philosophie libertarienne adossée au transhumanisme. Ce courant de pensée, en vogue chez certains milliardaires californiens de la Silicon Valley, aspire à transcender l’homo sapiens, et à corriger, à l’aide des nouvelles technologies, ses lourdes imperfections : le diabète, le cancer… ou la mort.
La méthode ? En scrutant minutieusement l’hélicoïde du code génétique, Google et AncestryDNA espèrent déceler les facteurs de vieillissement. Et les contrecarrer. Développer des molécules anti-vieillesse, isoler des matrices génétiques regénératrices… « Google veut assurer la transition vers la posthumanité, en travaillant autant sur l’augmentation des capacités de notre corps que sur une forme de virtualisation, qui nous détacherait des limites de notre enveloppe corporelle », observe le philosophe Jean-Michel Besnier, dans un passionnant entretien accordé à L’Humanité.
Le sens de l’évolution
Le tout se déroule dans une culture du secret, qui nourrit la machine à fantasme. Inutile de chercher à savoir ce qu’il y a sous le capot de Calico. Mais la cosmétique se veut enthousiaste : « La maladie et le vieillissement affectent toutes nos familles. Avec davantage de temps, une pensée autour de la santé et de la biotechnologie, je crois que l’on peut améliorer des millions de vie », déclarait au fer à lisser Larry Page à l’inauguration de Calico en 2013.
Perpétuellement dans une logique de conquête, tout en agissant sur le terrain politique pour « créer le meilleur des mondes », selon les mots de son PDG, Google investit ainsi impérialement dans tous les secteurs, se réclame toutes les batailles scientifiques importantes. Si la firme californière innove ainsi à tous crins pour dépasser l’humain, c’est en croyant agir dans le sens de l’évolution. « Quel que soit le problème rencontré (…) il y a une idée, une technologie qui attend d’être découverte pour le résoudre », assurait au Time Magazine le transhumaniste Ray Kurzweil.
Dans son livre Pour tout résoudre, cliquez ici (2014), le célèbre chercheur Evgeny Morozov fait un portrait au vitriol de ce « solutionnisme » béat. D’après cette « idéologique dominante de la Silicon Valley » écrit Morozov dans le New York Times, « la technologie permettrait de rendre toute faiblesse obsolète. »
Puisque les « bugs » y pullulent, le génome humain a forcément une place de choix sur la liste de Noël de Google. Pierre Mounier, le créateur du site Homo Numericus, note en outre que pour fonctionner, le mastodonte californien a besoin d’un carburant : nous-mêmes. Nos échanges, nos données propres, numériques, privées, corporelles, sont exploitées, puis classifiées par lui… et enfin monétisées. A force d’user frénétiquement de ses services incontournables (moteur de recherche, boîte mail, objets connectés) nous les lui léguont en toute gratuité. Ironie du sort : si demain Google veut coloniser notre génome, nous lui avons déjà signé notre testament.