L’effroyable calvaire d’Omayra Sanchez

Trois jours plus tôt, dans la nuit du 13 au 14 novembre 1985, le volcan colombien Nevado del Ruiz, situé à plus de 5.300 mètres d’altitude, entre en éruption après 140 ans de sommeil. Rapidement, la neige et la glace qui recouvraient son sommet (Nevado signifie d’ailleurs “enneigé”) fondent sous l’effet de la chaleur. Des milliers de tonnes de boue et de cendres, formant des “lahars”, des vagues de plus de 20 mètres, dévalent la pente du volcan, longtemps surnommé “le vieux lion endormi”, à près de 80 km/h et ensevelissent la ville d’Armero-Guayabal. La catastrophe fera plus de 20.000 morts (certaines sources estiment que le bilan pourrait atteindre 25.000 morts).

Parmi les victimes, la petite Omayra Sanchez se retrouve prisonnière des débris charriés par le courant. Ses jambes sont coincées sous l’eau, entre le cadavre de sa tante, qui a survécu jusqu’au 14 novembre au matin, et la structure en ciment du toit de sa maison. Seul son visage émerge de la boue froide et meurtrière, qui coûtera aussi la vie à son père et à sa cousine d’un an et demi. Les secours, mal équipés, ne parviennent pas à la dégager.

En quelques heures, la jeune fille devient l’icône de cette catastrophe. Les médias s’emparent de son histoire, celle d’une élève brillante, qui rêvait de devenir architecte et qui a dit à Jairo, le secouriste qui l’a découverte :

“Je voudrais pouvoir sortir… J’ai déjà manqué l’école. Je vais perdre mon année.”

Le calvaire de Omayra est filmé à partir du 15 novembre au matin par un caméraman de la télévision espagnole TVE, Evaristo Canete. La petite fille porte sur elle “les stigmates de sa souffrance”, analyse avec douceur Didier Decoin dans son “Dictionnaire amoureux des faits divers”:  “Ses mains notamment étaient très abîmées par l’eau, on les aurait dit de cuir, ou de bronze, en tout cas elles n’étaient presque plus humaines, et les yeux d’Omayra étaient deux ovales noirs, profonds.”

Les images font le tour du monde. Chacun assiste, impuissant, à la lente agonie de l’enfant. Et à ses adieux déchirants à sa mère, murmurés face caméra :

“Je veux dire quelque chose, je peux ? Maman, si tu m’écoutes, et je pense que tu le fais, prie pour que je puisse marcher et que ces gens m’aident. Maman, je t’aime. Mon papa, mon frère et moi… adieu maman.”

Certains médias internationaux décident d’envoyer leurs propres journalistes sur place. Parmi eux, le photographe Frank Fournier, de l’agence Contact Press Images, auteur du célèbre cliché : “Le 14 novembre, je reçois un message sur mon répondeur : on m’annonce qu’un volcan a explosé en Colombie. Je prends un avion à midi, je passe quelques coups de fils pour avoir plus de détails, mais on ne sait presque rien. J’arrive à Bogota à minuit, et je prends un taxi pour aller sur la zone sinistrée d’Armero”, raconte-t-il, près de 30 ans plus tard, sur France Inter.”

Le 15 novembre, Frank Fournier rencontre quelques survivants qui fuient les lieux du drame : “Ils étaient en lambeaux, complètement traumatisés, cherchant leurs proches. Il y avait très peu de secours.” Le lendemain, le 16 novembre, le photographe décide de marcher jusqu’au centre de la catastrophe. Il arrive sur les lieux à la levée du jour, à 6 heures. Sur place, il rencontre un paysan qui lui parle d’une petite fille : “Mon espagnol n’étant pas parfait, je ne comprenais pas tout, je ne savais pas si la petite fille avait besoin d’aide ou non. Il m’a guidé vers elle.”

Il arrive au chevet d’Omayra, alors entourée de quatre ou cinq sauveteurs. Il restera jusqu’au décès de l’enfant, trois heures plus tard. L’agonie de la jeune fille aura duré 60 heures.

“Je ne voulais pas quitter cette petite fille. Je suis resté jusqu’à sa mort, à 9h16. Je suis resté 3 heures avec elle.”

Omayra Sanchez, 13 year-old victim of the eruption of the Nevado del Ruiz volcano, Armero, Colombia, November 1985
Omayra Sanchez, 13 year-old victim of the eruption of the Nevado del Ruiz volcano, Armero, Colombia, November 1985

Omayra Sanchez, 13 ans victime de l’éruption du volcan Nevado del Ruiz, Armero, Colombie, novembre 1985 (Frank Fournier/Contact Press Images)

Sa photo est publiée le 29 novembre 1985 en Une de “Paris Match”, qui titre : “Adieu Omayra, celle qu’on n’oubliera jamais”. Dans les pages intérieures, le reporter Michel Peyrard retrace le supplice d’Armero via l’histoire de la jeune fille et de plusieurs autres habitants.
Le cliché révolte une partie du public, comme ce fut le cas pour celui de la petite fille brûlée au napalm, réalisé par Nick Ut au Vietnam. Comment peut-on photographier cette enfant qui est en train de mourir au lieu de l’aider ? Pourquoi personne ne l’a aidée à s’en sortir ? Le photographe est accusé de sensationnalisme, comparé à un charognard… mais sera récompensé par un World Press Photo l’année suivante.

Quelle est l’histoire derrière ce cliché ? Omayra Sanchez n’a pas été abandonnée à son sort. Corde, leviers… durant les 60 heures qu’elle passera coincée dans la boue, les secours vont tout tenter pour la libérer, avec des moyens souvent dérisoires. Pendant quelques heures, les sauveteurs lui passent une bouée autour de la taille, pour diminuer les efforts qu’elle doit fournir. Jairo, le jeune homme qui l’a découverte, passe même la nuit du 14 au 15 novembre dans l’eau, contre la petite fille, pour la réchauffer.

Mais Omayra n’aurait peut-être pas pu être sauvée, même si elle avait été dégagée. Le photographe Frank Fournier, fils de chirurgien, explique ainsi à France Inter : “Quand il y a ce genre d’accident, sortir quelqu’un qui est coincé est pratiquement impossible. Non seulement, il faut des grues ou des bulldozers pour soulever les murs, mais il faut surtout des équipes médicales et de sauvetage très compétentes : pour Omayra, le pan du mur qui la coinçait était comme un garrot et lui bloquait le sang. Quand vous le soulevez, le sang n’est pas ré-oxygéné et devient toxique. Beaucoup de gens sortis trop rapidement des décombres, y restent.”

En plus d’avoir les jambes coincées, Omayra est également blessée au niveau de la taille par une barre de fer. Les secours attendent pendant de longues heures une moto-pompe, pour évacuer la boue autour de l’enfant. Elle n’arrivera par hélicoptère qu’à l’aube du 16 novembre. Le niveau de l’eau baisse alors lentement et les secouristes comprennent l’ampleur de la tragédie : pour espérer sauver la jeune fille, il faudrait lui amputer les deux jambes mais, trop faible et sans équipe médicale compétente sur place, elle ne pourrait survivre. Le cœur de la petite fille s’arrêtera quelques minutes plus tard.

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Touché, Frank Fournier entend par sa photo, dénoncer le manque de réactivité de l’Etat colombien et l’impuissance de la communauté internationale : “C’est très important que cette image et d’autres aient été faites : grâce à elles, le gouvernement colombien a réalisé sa responsabilité et son devoir. Nous voulions montrer l’irresponsabilité des élus, des militaires et des religieux qui ont tous fui devant leur responsabilité”, explique-t-il à France Inter.

Il faut dire que le contexte politique colombien de ce mois de novembre 1985 était très particulier : dix jours plus tôt, le Palais de justice de Bogota avait été pris d’assaut, par trente-cinq membres du M-19 (un groupe rebelle), rappelle France Inter. Plus de 300 personnes avaient été prises en otages et l’assaut de l’armée a été terriblement sanglant puisqu’il fera près de 100 morts, dont onze juges de la Cour suprême, ainsi que des avocats présents sur place. Une partie des corps n’étaient même pas identifiables… A ce moment-là, le gouvernement n’est donc pas prêt à gérer de manière efficace une crise majeure comme celle d’Armero.

“Le volcan n’a pas tué 22.000 personnes. Le gouvernement les a tuées”, enragent ainsi des rescapés, lors d’une cérémonie en l’honneur des milliers de victimes. Surtout que les habitants, les élus locaux et plusieurs vulcanologues s’étaient inquiétés des nombreux signes précurseurs du réveil du volcan.

Aujourd’hui, “Omayra Sanchez fait l’objet d’un culte”, assure Didier Decoin. “Dans le quartier où elle est morte […] des pèlerins viennent se recueillir, par bus entiers, au pied de la croix géante érigée à l’occasion de la venue du pape Jean-Paul II l’année qui suivit le drame, et ils s’agenouillent devant la tombe de la fillette […] couverte d’ex voto remerciant Omayra pour les faveurs extraordinaires que la ‘petite sainte d’Armero’, comme on l’appelle là-bas, dispense à ceux qui l’invoquent.”
“Si c’était à refaire, je referais la photo”

Que dire du photographe ? Frank Fournier est l’auteur du cliché le plus connu de la jeune fille. Mais plusieurs photographes étaient présents. Sur les lieux, pas de concurrence. Une certaine solidarité s’est même établie : “Le photographe Eric Bouvet était à mes côtés. Non seulement, il m’a donné des films vierges, mais en plus il m’a ramené les films dans l’avion, jusqu’à Paris, à mon agence. On voulait tous que la catastrophe soit rapportée au mieux. Plus il y avait de documents à montrer, mieux c’était pour tout le monde.”

“Nous n’étions pas nombreux”, raconte de son côté, sur France Inter, Eric Bouvet, qui travaillait alors pour l’agence Gamma.

Je suis parti deux jours après [l’éruption, NDLR]. Plus 36 heures pour arriver, ça faisait donc trois jours qu’elle était là et elle est morte deux heures après que je sois parti. Moi, j’ai juste fait quelques photos, je suis allé vomir dans mon coin et je suis parti. J’ai pas pu rester.”

Joint par “l’Obs”, le photographe, qui assure en avoir pris lui aussi “plein la tronche” pour ses photos, précise qu’il a pourtant préféré, lui, prendre des plans larges de la scène : “J’ai fait 5-10 minutes de photos. Et ça me semblait une évidence de montrer toute la scène, pour montrer qu’on n’était pas tout seuls et qu’on ne l’avait pas laissé mourir. C’était des photos d’information, je n’ai pas cherché à jouer sur la corde sensible.”

“Je voulais que les gens sachent qui elle était”, précise de son côté Frank Fournier, qui évoque un “tremblement de terre moral dans [sa] tête”. “Je voulais qu’il puissent rencontrer Omayra, qu’ils voient sa dignité face à la mort. Elle avait une personnalité extraordinaire. Il fallait le rapporter.” A ses détracteurs, il réplique encore sur France Inter :

Cette photo, ce n’est pas moi qui l’ai prise, c’est elle qui me l’a donnée. C’était son regard, je ne faisais que tenir l’appareil. Je pense à elle et à d’autres gens qui étaient là. Dans ce genre de situation, il y a un silence énorme, vous n’entendez pas un bruit d’animal. Vous entendez des cris de gens qui veulent être sauvés et que vous ne pouvez pas atteindre.”

Après avoir insisté sur le but de sa photo (“monter l’irresponsabilité des politiques”), le photographe conclut : “Si c’était à refaire, je referais la photo.”

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