https://www.youtube.com/watch?v=Yuo9Epm5_W4
Poussant la charrue ou créant les auteurs contemporains, le comédien, disparu le 28 août 2005, aura mis en toute chose une profondeur et une humilité qui façonnèrent son génie singulier.
Il est de ceux qu’on croit connaître et dont on n’a jamais fini de faire le tour. Il était à la fois l’oncle excentrique qui ne cesse de surprendre par ses facéties et ses engouements, et le grand-père qui donne le sentiment, par sa seule présence bientôt relayée par la gourmandise des mots, de savoir d’où l’on vient, et d’être aussi familier que si on l’avait toujours connu avec la saveur des choses disparues, de toucher du doigt ces lointaines époques où les mots de fidélité, d’honneur du travail et de contemplation n’avaient pas encore un parfum d’exotisme désuet. Cet aïeul avec qui chaque rencontre est un éblouissement, et qu’on néglige pourtant paresseusement tout en sachant bien qu’il ne sera pas toujours là.
Comment, en l’évoquant, ne pas commencer par la foi ? Car ce fut l’unique grand souci d’un homme dont le seul roman s’intitule la Route de Compostelle, et à qui les coquilles de saint Jacques dont il avait truffé les murs du château qu’il posséda un bref temps dans le Gers rappelaient que la vie terrestre n’est qu’un pèlerinage vers notre patrie céleste. Catholique contemplatif, intransigeant aussi puisque ce familier de Saint-Nicolas-du-Chardonnet ne faisait pas mystère de son traditionalisme. Ce que Jean-Pierre Thibaudat, dans la nécrologie de Libération, traduit ainsi : « Il préférait regarder Dieu que la télévision. » Ce n’est pas si mal vu.
Mais c’était le même homme qui créa les pièces de Pinter ou de Dürrenmatt, d’Anouilh, de Marcel Aymé ou d’Audiberti ; le même dont le premier métier fut de pousser la charrue derrière les bœufs avant d’être un collectionneur passionné de Bugatti, le même encore qui tourna d’innombrables navets alimentaires aux côtés des Charlots ou de Patrick Topaloff mais qui restera, pour l’éternité, le commandant Gardefort de Milady ou le chef mécano du Crabe-Tambour, le paysan du Cheval d’orgueil ou de C’est quoi la vie ?, ou l’extraordinaire assassin méthodique d’Une journée bien remplie…
On se doute qu’avec sa pratique quotidienne du chapelet, son monarchisme légitimiste et son tranquille mépris pour “l’absolue stupidité du suffrage universel”, comme par son aptitude à vêler une vache ou à fabriquer lui-même boiseries ou ferronneries de son château, Jacques Dufilho tranchait quelque peu dans le milieu bien peu traditionnel du show-biz. Il y était pourtant unanimement respecté, non seulement par l’humour et la fantaisie dont il savait enrober ses fidélités et ses refus, mais aussi par la perfection artisanale d’un jeu dont le maître-mot, appris de Charles Dullin, était “respect” – du texte, des partenaires, du public.
À Renaud Matignon, il avait confié dans le Figaro que c’était par attirance pour la règle monastique qu’il s’était tourné vers l’agriculture, de toutes les activités humaines celle qui épouse le mieux le rythme de la prière. Son métier de comédien aussi, il le pratiquait avec la rigueur de qui sait qu’il n’est pas d’acte, aussi mince soit-il, qui ne puisse se couler dans le grand fleuve liturgique qu’est la vie d’un chrétien. On l’a dit moine-comédien, comme il y a des moines-soldats. Il parvint à l’excellence par la modestie, et c’est par la voie de l’humilité qu’il restera dans les mémoires.