Agacé par la vacuité des valeurs de l’art contemporain et de son usage marchand, le conservateur Jean-Pierre de Rycke prend position et appelle à un renouveau de l’art, orienté vers la sublimation plutôt que la contestation. Décryptage.
Jean-Pierre DE RYCKE est docteur en Histoire de l’art. Après un long séjour en Grèce où il enseigna aux universités de Crète et de Thessalie, il revient en Belgique afin de prendre la direction de la rénovation du Musée des Beaux-Arts de Tournai, dont il est le conservateur.
«Pour un ré-enchantement de la création / Tous les poètes ne cherchent que l’Ange, / mais leur négativisme [devenu congénital / a perverti leurs goûts et ils ne cherchent / plus que les mauvais anges.» (Salvador Dali)
Combien de temps encore les contempteurs refoulés de l’art «comptant pour rien» abuseront-ils de notre patience? Dans une époque où, depuis longtemps, la création «officielle» a délaissé le champ de la réflexion et des théories, de la poésie contemplative et de l’émerveillement, de l’empathie humaine et de la spiritualité métaphysique, il est grand temps de dénoncer l’imposture et la perversion spéculative qui s’en sont emparées.
Quel paradoxe, en effet, entre les sommets vertigineux atteints depuis plusieurs années sur le marché de l’art dit «contemporain» – comme s’il s’agissait là, d’ailleurs, d’un mouvement historique alors que, depuis le Surréalisme des années vingt, aucune véritable école digne de ce nom, avec tout ce que cela suppose, ne s’est manifestée: expressionnisme abstrait, pop art, hyperréalisme, minimalisme, conceptuel inclus, et j’en passe – et la réelle valeur ajoutée, pour ne pas dire l’indigence plastique ou poétique, de ses plus célèbres thuriféraires depuis près d’un demi-siècle.
L’art contemporain, bien plus qu’un art, un marché:
Prenons quelques exemples «récents». Sous la gigantesque verrière du Grand Palais, Christian Boltanski accumulait en 2010 un tas de vêtements usagés formant un monticule en guise d’installation, allusion dérisoire à la Shoah, dans un insupportable mélange des genres qui voit une pseudo philosophie de comptoir, fonds de commerce habituels du «conceptuel», tenir lieu de prouesse esthétique.
À Anvers, le flamand Jan Fabre réquisitionne le majestueux hall d’entrée de l’Hôtel de ville renaissance. Motif de la performance? Projeter des chats vivants et traumatisés en bas de l’escalier monumental pour en filmer les évolutions spatiales, parodiant au passage une célèbre fête folklorique flamande. L’un d’entre eux se brisera la patte, provoquant le jour même une tentative d’attentat sur le créateur sadique et dérangé en mal d’inspiration. Avant cela, le même imposteur célébré par la bien-pensance artistique mondaine avait déjà fait massacrer des myriades d’insectes scarabées pour les sacrifier au «caprice» décoratif d’un palais royal en plein Bruxelles.
Dans un atelier-laboratoire faisant penser à l’antre clinique d’un alchimiste moderne, son «compatriote» Wim Delvoye met au point la cloaca, étrange machine inspirée du tube digestif humain et destinée à produire… de la merde synthétique, aussitôt revendue dans les galeries autorisées du monde entier. Précurseur de génie, Fabre n’avait-il pas déjà proposé avant lui l’exhibition morbide des différentes humeurs du corps humain (Je suis sang, je suis sperme…), «célébrée» dans la cour d’honneur (excusez du peu) du Palais d’Avignon? Mais le même Delvoye croit encore original de tatouer les peaux de cochons condamnés à l’abattoir pour en vendre à prix d’or les morceaux soigneusement découpés. Indécence, cynisme et mauvais goût se disputant la palme de la médiocrité.
Dans un même registre organique ou «scatologique», un certain Damien Hirst plaçait jadis un requin naturalisé dans un sarcophage de verre rempli de formol avant, tout récemment, de livrer à l’appétit malsain de foules mondialisées et assoiffées de divertissement facile la duperie mégalomane – pour ne pas parler de véritable escroquerie ou charlatanisme – d’une reconstitution factice d’un trésor sous-marin antique subvertissant la banalité et la platitude de clichés modernes, consommation de masse et obsolescence programmée obligent. Toujours la même imposture dans l’éternelle reformulation nihiliste d’un dadaïsme et d’un «post-pop-art» éculés.
Voici deux ans, l’anglo-indien Anish Kapoor s’était lui aussi cru investi de la mission souveraine de bousculer l’ordre absolu incarné par le dessin parfait des jardins de Versailles en y abandonnant, comme dans une décharge publique, quelques dérisoires gravats de pierre autour d’une longue corne métallique en acier rouillé (corten), aussitôt rebaptisée «Vagin de la Reine». Vraie-fausse provocation débile et inepte dans son simplisme confondant. Ultime redondance du complexe obsessionnel intra-utérin du «poète» dont une ancienne installation au Grand Palais (monumenta 2011) avait au moins le mérite de la couleur (rose ou violette) et de l’élasticité, à moins qu’il ne s’agît une fois encore dans ce cas de voies intestinales…
De l’autre côté de l’Atlantique, en vague héritier du pop art simulant un état de retour à l’enfance, l’Américain Jeff Koons atteint à son tour la renommée du roi Midas en développant l’échelle monumentale d’un simple ballon de foire surnommé Balloon dog, poli comme un bijou d’aluminium et coloré comme une friandise afin de le rendre plus appétissant. Triomphe des foules hébétées défilant religieusement au Pompidou comme dans la crypte d’une cathédrale pour découvrir les reflets chatoyants et séducteurs de ces vraies-fausses pâtisseries en carton-pâte. Vous avez dit: adoration du «Veau d’or»?
Comme une ultime confirmation de cette désillusion esthétique enfin, l’Allemand Anselm Kiefer n’allait-il pas avouer clairement dans les colonnes du Point qu’il fallait «détruire la beauté» car, je cite, «penser qu’un artiste répare par la beauté le chaos du monde, c’est bourgeois!» Comme si la notion de beauté, qui remonte à la nuit des temps bien avant l’invention du «capital» – dont, soit dit en passant, le plasticien est l’un des plus heureux bénéficiaires de notre temps – avait quelque chose à voir avec la lutte des classes.
Mais quel est donc le point commun entre ces chantres multiculturels de la platitude et du désenchantement mondialisé? Sont-ils ainsi que leur propre «œuvre», comme on l’entend si souvent dans les commentaires autorisés d’une certaine critique complaisante, aveugle et narcissique ou comme eux-mêmes le prétendent parfois, les innocents reflets d’une société occidentale à bout de souffle, enlaidie par la vulgarité de son matérialisme triomphant, en perte vertigineuse de repères et de valeurs, société aliénée du nivellement quantitatif – d’inspiration collectiviste ou libérale – l’emportant sur le qualitatif, de la démocratie-démagogie «absolue» et absolutisée, du tout-moderne de l’obsolescence programmée voulant abolir définitivement la tradition, de la dégradation, de la violence meurtrière et de l’avilissement éthique?
L’art «moderne» est devenu réactionnaire, pitoyable caricature de lui-même
Toute véritable révolution est une réaction plus ou moins violente contre un état de choses, de société ou de mentalité. En multipliant jusqu’à l’épuisement les provocations faciles contre le bourgeois – en existe-t-il d’ailleurs encore d’autres que les fameux «bobos», version 2.0 du petit-bourgeois encenseur obligé du dit «art», dernier avatar de son décor de salon «branché» -, le «plasticien» – comme le consacre de façon si snob et prétentieuse la nouvelle doxa au sein des milieux culturels dits «progressistes» pour mieux, croient-ils, dépasser la tradition académique des «beaux-arts» – ne fait rien d’autre que perpétrer en l’appauvrissant de façon abyssale une tradition – authentique celle-là – qui remonte bientôt à un siècle. Lorsque, à la suite du cubisme, premier contre-feu de l’avant-garde, un groupe de joyeux illuminés – les dadaïstes au nom de baptême claironnant l’autodérision de leur projet – vociférèrent dans un manifeste de 1917 leur haine de la société établie, hypocrite et bien-pensante, comme d’un art conventionnel plein de maniérisme et de fioritures dégénérées (Art nouveau) qu’ils voulaient définitivement mettre à mort.
Ainsi naissait le fameux «primitivisme» et, avec lui, l’obsession de remonter aux sources de l’humanité, pour ne pas dire de l’enfance, avec les multiples déclinaisons (cubisme, expressionnisme et même, dans une certaine mesure, surréalisme) de son expression par nature spontanée et, d’une certaine façon – loi du genre – anti-culturelle, dans le dénigrement systématique et le rejet autodestructeur de la civilisation occidentale, coupable de tous les maux depuis le déclenchement de la première guerre mondiale avec son cortège inédit d’atrocités.
Pour un nouvel humanisme opposé à la médiocrité dégradante:
Dans ce contexte, que peuvent bien apporter de nouveau à cette révolution historique les évolutions pathétiques – mais survalorisées financièrement – d’un genre artistique aujourd’hui vieux d’un siècle, si ce n’est les recettes ringardes, épuisées et passées de mode d’un académisme faussement moderne. Tous les créateurs cités – et c’est déjà leur faire beaucoup d’honneur car ils pourraient croire un instant, dans leur immense vanité, s’installer dans l’histoire de l’art – pensent produire des œuvres originales alors qu’ils ne sont que les succédanés hébétés, décadents et fatigués d’un lointain dadaïsme dont ils ne forment plus que les excroissances anémiées. C’est bien le propre des époques maniéristes. Ils font, certes, mais «à la manière de», faiseurs de quelque chose qu’ils n’ont jamais inventé – n’est pas Marcel Duchamp qui veut – et dont ils sont bien incapables de renouveler la sève, car il leur manque l’inspiration et l’imagination qui va de pair.
Oh, j’entends bien les critiques haineuses qui ne manqueront pas de s’élever contre ce nouveau pamphlet «antiartistique», menace à la liberté de création digne des heures les plus sombres de la réaction conservatrice. L’art «dégénéré» n’est pas loin, accuseront-ils, avec la censure réactualisée d’une police du goût inquisitoire, moraliste ou extrémiste prête à rallumer les bûchers des vanités et autres autodafés de sinistre mémoire.
Mais c’est tout le contraire! Autant les nazis, par un retour forcé à la tradition, tentèrent d’étouffer l’épanouissement d’un art vrai, novateur et plein de fantaisie apportant fraîcheur, renouveau et enchantement au sein d’une création épuisée par plus de quatre siècles d’académisme en Europe, autant nous voulons sauver la production artistique de la fausse enfance et du détournement cynique où elle stagne actuellement, afin de la replacer sur le chemin de l’âge adulte, de l’authenticité et de l’innocence perdue, qui n’est pas l’infantilisation ou la crétinisation des masses.
Il est une chose, me direz-vous, d’être «contre» et de dénoncer. C’en est autre, à juste titre, d’indiquer la voie d’un renouveau. La voie du renouveau passe logiquement par la proposition de ce qui fait précisément défaut dans ce que l’on combat. «Ils» prônent la désillusion et la démystification, en fait la démythification du monde, qui passe à leurs yeux embués d’aveuglement idéologique, par la laideur ou le dégoût, le relativisme de l’absurde et le négativisme du minimalisme, autre nom du nihilisme. Nous leur opposons un humanisme radical, défini par l’exaltation – ni dégradante ni dégradée – de l’homme et de la vie, car l’art doit élever la condition humaine et non la dénigrer ou la présenter simplement sous ses aspects les plus triviaux et «déjectifs», dernière manifestation du stade anal.
Less is more était bien la devise du fonctionnalisme et d’un certain minimalisme architectural à la mode dans les années cinquante, lointain écho du Corbusier, premier apôtre du genre. Nous disons que More is best dans l’affirmation des potentialités de l’homme et de ses créations, miroir de l’existence à qui il faut donner un sens riche, généreux et parfumé et plein d’imagination colorée, plutôt que la réduire à l’indigence fécale et à la nausée d’un spleen erratique. Pour cette raison précisément, il nous semble que rien n’a jamais remplacé la puissance de la figuration qui n’est pas la simple reproduction analogique des phénomènes visibles, mais bien la sublimation et la transcendance formelle, par le dessin et la lumière (les couleurs), du grand spectacle de la vie extérieure et intérieure, gisement inépuisable de matières aussi précieuses que l’or, l’argent et les diamants.
Quittons cet âge de fer qui nous afflige depuis trop longtemps afin de rejoindre à nouveau les couches d’un empyrée poétique, absolument lyrique, plein de merveilles et d’enchantement dans la forêt magique de nos hallucinations.
Rendons toute son importance à la splendeur du geste artistique et à la noblesse des matières employées par ses interprètes inspirés: pigments naturels, sanguine, bronze, marbre ou aquarelle. Les moyens technologiques ont leurs propres vertus et potentialités, qui sont immenses, mais un écran tactile aussi fin et pixelisé soit-il, ne remplacera jamais le côté charnel de ces substances dont la texture plus ou moins souple et rugueuse est comparable au grain de la peau, avec toute la sensualité que cela suppose. L’esthétisme n’est pas qu’une attitude de dandy attardé. Son étymologie même renvoie à la démarche que l’on tente de suggérer: l’exaltation des sens sous toutes ses formes.
Le lyrisme et la sublimation vaincront l’avilissement et l’abrutissement. Le philosophe Malebranche voulut prouver que l’âme habitait également la matière ou, si l’on préfère, les choses inertes de l’existence. Quelle preuve plus éclatante existe-t-il de ce postulat que la contemplation d’une œuvre magistrale d’un passé pas si lointain? Les velours surnaturels d’un Vermeer, les corps livides et désarticulés du maître de Flémalle, les troncs torturés des oliviers de Van Gogh, les cieux écrasants de menace et les forêts obscures de Caspar David Friedrich en quête de foi et d’espérance parmi les tempêtes de la vie, ou la beauté sublime d’une piéta de Michel-Ange reflet du paradis des anges, sont l’expression matérielle même de cette transcendance qui peut, qui doit se transmettre de l’artiste à l’objet qu’il façonne avec amour et spiritualité.
L’art a perdu son âme. Il faut le réanimer par l’enchantement de l’imaginaire, de la beauté, de la splendeur et du mythe sacré. Oui pour un autodafé («acte de foi») de l’art à venir, auto sacramental d’un nouveau printemps de l’humanité.
Jean-Pierre De Rycke