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« Le soir étant venu, il arriva avec les douze. Pendant qu’ils étaient à table et qu’ils mangeaient, Jésus dit : Je vous le dis en vérité, l’un de vous, qui mange avec moi, me livrera. Ils commencèrent à s’attrister, et à lui dire, l’un après l’autre : est-ce moi ? Il leur répondit : c’est l’un des douze, qui met avec moi la main dans le plat. Le Fils de l’homme s’en va selon ce qui est écrit de lui. Mais malheur à l’homme par qui le Fils de l’homme est livré ! Mieux vaudrait pour cet homme qu’il ne fût pas né. » (Marc, 14, 17-21)
La légende dit que Léonard mit trois ans à finir son tableau, parce qu’il n’osait pas s’attaquer au visage du Christ. À sa droite, on reconnaît saint Jean, le disciple préféré, plein de confiance et de douceur. C’est presque un double de Jésus. Pour les autres personnages, on dirait des acteurs véhéments, ils sont figés dans des gestes théâtraux. La tempera résiste mal au passage du temps, les détails s’effacent. Heureusement, le tableau de Léonard a été copié, gravé, imité aussitôt, et même si chaque interprétation nouvelle l’infléchit ou l’appauvrit, il est d’une conception si puissante qu’elle reste toujours visible, incontournable, structurante.
Dans La Cène de Léonard, Judas a bien un costume vert, mais on ne voit guère son visage tourné vers le Christ ; il est impossible de repérer chez lui une expression ou un geste qui le trahirait : Judas est anodin, il est quelconque et il a moins de personnalité que l’apôtre consterné qui se penche, anxieusement, vers saint Jean, juste derrière lui.
La motivation première de la trahison de Judas est l’argent. On le reconnaît parce qu’il tient la bourse à la main ; Judas est ainsi l’emblème de la marchandisation universelle. Mais l’Église insiste sur le fait que Judas n’est pas maudit de naissance. Il était libre de ses actes comme nous tous. Les peintres ont souvent joué sur cette ambivalence, tel Rubens, qui a donné à Judas ses propres traits, et oriente son regard vers nous.
Notre façon d’être des Judas peut se décomposer en trois moments : le premier, quand étourdiment, nous choisissons de faire plaisir à quelque autorité, sans mesurer que notre attitude se transforme déjà en grave trahison. Trente deniers, à l’époque, ce n’est pas grand-chose, c’est la rémunération d’un petit service. Puis vient le moment où il faut passer à l’acte : c’est le moment du baiser de Judas, de l’hypocrisie, de la félonie, du crime par duplicité ; enfin vient la sanction, comme un retour de flamme : nous sommes accablés de remords. Judas s’est suicidé, en prenant conscience, après la mort de Jésus, de la gravité terrible de sa trahison.
Il existe un texte ancien, appelé Évangile de Judas ; c’est un texte apocryphe (c’est-à-dire non reconnu comme authentiquement écrit par Judas) qui tente de répondre à une question très difficile : pourquoi Dieu a-t-il permis qu’un homme comme Judas trahisse Jésus et soit donc responsable de la condamnation de l’Innocent ? L’Église propose une réponse : Judas a été un instrument de Dieu dans le rôle du traître presque malgré lui. Cette solution au mystère de l’iniquité peut être apaisante si on l’applique soi-même à ses propres cas de conscience, donnant lieu à des remords. D’un mal peut venir un bien, et Dieu seul sait où il veut en venir. Mais on ne saurait, une fois la trahison confessée, se contenter d’être un Judas pour le restant de ses jours.
Un saint Pierre ambivalent
Dans le tableau de Léonard de Vinci, à la gauche du Christ, les contemporains ont reconnu saint Pierre ; il a un index levé, comme pour se signaler lui-même. Son visage fermé, son regard en dedans, inexpressif, contrairement à tous les autres, sa barbe hostile, tout semble dire qu’il cherche à cacher un secret, qu’il veut imiter l’indignation des autres, mais sans partager leur émotion à chaud. Comme dans un roman d’Agatha Christie, ou dans les scènes cathartiques de Mentalist, où le détective a rassemblé tous les suspects dans une pièce. Dans La Cène de Léonard, il est celui qui se trahit par une réaction différente des autres, sans s’en apercevoir. Saint Pierre serait-il donc un deuxième Judas, un autre coupable… ?
N’est-il pas celui qui a renié Jésus trois fois, juste après la Cène, et en public ? Il ne l’a pas fait pour de l’argent, certes, mais par lâcheté. Il est le faible par excellence, avant de devenir « la pierre d’angle », celle dont les maçons ne veulent pas pour la façade, mais qui soutiendra l’édifice de l’Église en construction, en devenant le premier pape.
Représentant le repas le plus important de l’histoire de l’humanité, La Cène de Léonard de Vinci multiplie les équivoques, pour nous donner à entendre que la réalité est bien plus compliquée qu’il n’y paraît. L’original se trouve dans le réfectoire d’un monastère, à Milan, le thème du repas étant, en quelque sorte, inclus dans le décor et réactivé chaque jour par chaque membre de la communauté, avec des effets de miroir.
Ainsi Léonard de Vinci donne à voir l’ambivalence de notre nature, toujours hésitante entre le rôle de saint Pierre et celui de Judas. Ce que dit l’Église, et ici le peintre le transmet de façon très intime, très personnelle, à chacun, c’est qu’il peut être pardonné, à condition de faire son « examen de conscience » sans complaisance. Cet index levé de Pierre n’accuse personne, ni lui-même ni un autre, c’est le fléau de la balance, et il pointe vers le ciel (comme il y a un index pointé vers le ciel dans chaque tableau de Léonard). Nous revivons, dans la contemplation de cet épisode de l’Évangile, l’immense libération qu’inaugure le christianisme : cette foi et cette espérance dans le salut personnel, sans en passer par le châtiment collectif. C’est ce qu’on appelle la « rémission des péchés », la rédemption individuelle. Quand Jésus meurt sur la croix, c’est pour faire passer le Judas qui est en chacun de nous au rang de saint Pierre. Le faible peut devenir le soutien de tous les autres. Pas de leçon plus actuelle, en ces temps d’élections et de choix de civilisation : chrétienne ou antichrétienne.