Boulevard Voltaire
Par Dominique Jamet
Si vous avez le respect et l’amour de la culture française, allez voir ce spectacle qui vous réconciliera avec un grand classique.
Lycéen, j’avoue n’avoir pas bien compris, et je crains bien de ne jamais comprendre pourquoi les responsables des programmes scolaires s’en tenaient, depuis tant d’années, à faire passer le premier contact, entre des élèves à peine sortis de l’enfance et le théâtre de Molière, par deux pièces aussi médiocres que Les Fourberies de Scapin et L’Avare, la première banale pantalonnade empruntant aux personnages de la comédie italienne, la seconde laborieux démarquage de l’Aulularia de Plaute, toutes deux visiblement écrites à la va-vite sur un coin de table pour offrir une création à un public assoiffé de nouveautés.
S’agissait-il de nous dégoûter précocement du théâtre en général, d’un grand classique en particulier ? Évidemment non, mais plus simplement de routine, de paresse et de la volonté d’éviter aux jeunes têtes blondes (comme on disait encore, sans ironie) d’être aux prises avec des sujets, des personnages, des interrogations et des débats au-dessus de leur âge. C’était ignorer l’excitation, l’éclairage et l’approfondissement dont un bon professeur et un bon cours peuvent faire bénéficier des esprits encore tendres et malléables. Passons…
Outre quatre comédies parfaitement honorables et toujours représentées, Le Bourgeois gentilhomme, Le Malade imaginaire, Les Femmes savantes et L’École des maris, Molière nous a laissé quatre chefs-d’œuvre immortels, Tartuffe, Dom Juan, L’École des femmes et Le Misanthrope, formellement sans doute la plus parfaite, tant au point de vue de l’écriture que de l’intrigue et de la vérité psychologique et sociale. J’ai dû voir L’Atrabilaire amoureux (c’est le sous-titre de la pièce) une bonne demi-douzaine de fois. Jamais je n’avais eu l’occasion de le découvrir à ce point décapé, remis à neuf, mariant l’intelligence du texte et le respect des intentions de l’auteur comme dans la mise en scène qu’en propose Michel Fau, qui interprète naturellement le rôle de « l’homme aux rubans verts », comme Molière lors de la création, il y a trois siècles et demi.
Du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas, a dit Victor Hugo. Comme Arnolphe, Alceste est dans le constant va-et-vient entre l’un et l’autre. Sa condamnation des hypocrisies mondaines, des faux-semblants, du mensonge, de la corruption et de la scélératesse des humains ne peut hélas ! qu’emporter l’adhésion. Ses exigences en matière d’intransigeance, de pureté, de franchise, de transparence sont parfaitement incompatibles – Philinte le lui fait assez observer – avec toute forme de vie sociale. Estimable, honorable, admirable, Alceste n’est pas moins infréquentable, insociable, invivable, imbuvable. C’est le génie (le mot n’est pas trop fort) de Michel Fau, qui ne cherche ni à enjoliver le personnage ni à jouer les jeunes premiers (qu’il n’est pas), d’alterner incessamment les deux dimensions de ce héros ridicule, avec l’impassibilité de l’acteur de nô ou d’opéra chinois dont il s’est fait le masque. Julie Depardieu est une parfaite Célimène dont elle a à la fois le pouvoir de séduction, la coquetterie et la pointe de médisance et de malveillance inséparable de sa conception du monde (ce mot ne signifiant pas ici l’univers, mais le tout-Paris bobo et bling-bling dont elle ne saurait se passer). Jean-Pierre Lorit (Philinte), Jean-Paul Muel (Oronte) Édith Scob (Arsinoé) et Laure-Lucile Simon sont au diapason, qui jouent de tout leur cœur, de toute leur âme, et lancent chacune de leurs répliques comme si le texte avait été écrit d’hier.
« Quoi de neuf ? Molière », aimait à dire Sacha Guitry. Chers lecteurs de Boulevard Voltaire, si vous avez le respect et l’amour de la culture française, allez voir ce spectacle qui vous réconciliera avec un grand classique. Et surtout, surtout, amenez-y, traînez-y vos enfants ! Demain ou plus tard, ils vous remercieront.
Théâtre de l’Œuvre, rue de Clichy, Paris IX (01 44 53 88 88)