Présent
Armand Mathieu
L’autre jour, je rentrais de Villepreux, par la navette, avec Philippe d’Hugues, et je lui serinais une de mes scies : « Les deux grands épistoliers du XXe siècle, c’est Claudel et Céline ; totalement différents d’ailleurs : l’un c’est l’ampleur du regard, l’autre l’acuité. » Philippe d’Hugues fréquente Céline, mais Claudel, moins. Il me demande où trouver de ses lettres. Je lui cite les deux récents volumes parus chez Gallimard, le premier où il correspond avec Romain Rolland, le second avec Louis Massignon, deux personnages que je n’aime guère, mais dans les deux cas c’est un vrai roman, car ils ont connu Claudel pendant près de cinquante ans…
Si j’y repense tout d’un coup, c’est parce que Gérald Antoine (né en 1915) vient de mourir, le 26 janvier, et qu’il était l’éditeur de la Correspondance Claudel-Rolland. N’aurait-il fait que cela, et sa biographie de Claudel (Robert Laffont, 1988, rééd. 2004), la seule complète et utilisable à ce jour, nous pourrions lui être reconnaissants. Mais, en bon agrégé de grammaire qu’il était de formation, il a poursuivi aussi avec talent l’Histoire de la Langue française de Ferdinand Brunot, dirigeant les trois volumes sur le XXe siècle, qu’il achève en notant les nouveautés « fin de siècle » dans la prononciation du français…
Malheureusement, ce Lorrain (fils de général et petit-fils de douanier) a perdu beaucoup de temps dans des tâches administratives, auprès des plus calamiteux ministres de l’Education que nous ayons connus au siècle dernier, Edgar Faure, Fontanet, Haby… Il lui manquait un peu de courage intellectuel, et cela se sent dans sa biographie de Claudel, où il gomme les contradictions et les aspérités de Claudel (Itinéraires fit un numéro spécial, en 1989, pour tenter d’y remédier).
Mort châtelain
François Cavanna (mort le 28 janvier à 90 ans) lui non plus n’était pas un grand courageux. Il avait créé Hara-Kiri, puisCharlie-Hebdo, avec Bernier (dit Professeur Choron), se contentant d’accompagner la pente du siècle et le défoulement des instincts, allant pour sa part jusqu’à prôner l’inceste père-fille. Ils ont payé cher leurs défoulements, lui avec une petite-fille morte d’une overdose, Bernier avec une épouse suicidée ; mais on dit rarement ces choses-là… Les deux « anars » sont morts châtelains, c’est le côté drôle de l’affaire, lui en Seine-et-Marne, l’autre dans la Meuse, leurs départements d’origine : retour à la mère et aux contes de fées ?
Sur Cavanna, l’Elysée a communiqué : « Ce fils d’immigré italien a merveilleusement servi la langue française. » Le cabinet de François Hollande (le président qui de son propre aveu ne lit jamais les romans… ce qui ne l’empêche pas de les commenter) ne s’est vraiment pas fatigué. Cavanna était fils d’une Nivernaise (1), le français était donc sa langue maternelle, et il avait moins de mérite que beaucoup à la « servir merveilleusement » (sic).
Comme Alphonse Boudard, il fait partie de ces auteurs de romans autobiographiques inspirés par le style oral. Ils sont à Céline ce que le Canada Dry est au Martini. Les Ritals (1978) eurent donc l’honneur de figurer à l’épreuve nationale du baccalauréat de français (séries techniques), selon le même principe qui fit inscrire Sully Prudhomme plutôt que Baudelaire au programme de l’agrégation des lettres 1913… Les Russkoffs (1979), où Cavanna raconte son STO près de Berlin (il ne fut pas réfractaire), auraient pu présenter une vue non conformiste de l’Allemagne en guerre, mais sur cette période il restera toujours très prudent, sachant qu’il y a une vérité officielle à respecter.
Cavanna avait arrêté ses études à l’école primaire supérieure (comme d’autres écrivains de sa génération, Charles Le Quintrec par exemple). Je me souviens qu’il était furieux, dans les années 1970, d’entendre la troupe de la Comédie française massacrer les alexandrins de Racine et Molière. Dans les années 1990, il avait renoncé à protester : même les professeurs de Sorbonne et les docteurs en poésie française ne savaient plus les lire…
(1) Cela n’empêche pas M. Pascal Ory de le faire figurer dans son Dictionnaire des étrangers qui ont fait la France (R. Laffont, 2013). On peut juger ainsi du sérieux de M. Ory et de ses dictionnaires.